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Que faire ?

Discussion entre Aliocha Allard et Dominique Pagani, 29 Mars 2017

Aliocha Allard : Tout prête à croire que, ces artistes primitifs dans les cavernes, tels des enfants qui ne sont pas encore à la maîtrise absolue de leur art, n’auraient pu faire que des choses un peu honteuses et mal maitrisées, mais ce n’est pas le cas, on trouve des chef d’œuvre.

Dominique Pagani : Quand tu écoutes Thelonious Monk, et certains des plus grands musiciens de jazz, tu retrouves ce paradoxe du primitivisme. Tu as l’impression que ce sont des enfants qui osent pipi-caca. Monk souvent, et il n’est jamais aussi fascinant, tu as l’impression qu’il ripe, comme dans « Epistrophy », « Well, You Needn’t » ou « Thelonious » tel un tourniquet qui tourne à vide. Tu ne sais pas où il veut en venir. Les enfants tu les vois tout le temps faire ça, recommencer…

AA : Un derviche tourneur.

DP : C’est marrant que tu aies parlé de l’enfance en parlant d’art primitif… et de honte.

AA : Quand on parle de berceau de l’humanité.

DP : C’est justement là que l’enfant ne ressent pas de honte, sans refouler, sans rien, il s’exprime. C’est l’enfant à qui on n’a pas encore dit « Tu mets ta main devant la bouche ! »

AA : Oui, il s’exprime déjà parfaitement, sans jugement de valeur. Comme quand tu disais qu’il n’y a pas un trait qui manque.

DP : Forcément, c’est parfait parce qu’il n’y a ni censure ni duplicité, puisqu’il ne met pas sa main devant sa bouche, puisqu’il ne tient pas compte de l’autre. Au-delà du primitif, tu comprends la grâce animale, la grâce physique. Tu regardes une séquence de volupté d’un guépard. Tu te souviens de la réflexion « Sur le théâtre de marionnettes » de Kleist ?

AA : Oui, être ou Dieu ou complètement mécanique.

DP : Voilà, il prend l’exemple de l’ours. Tu ne peux pas le transpercer à l’escrime. Il ne perd pas son temps à penser. Il adhère entièrement à l’objectivité pure.

AA : Est-ce que pour autant cela résout tous les problèmes ? Cette élégance initiale ?

DP : Pour nous, ça n’en résout aucun !

AA : Mais dans le sens où on arrive à mieux comprendre globalement…

DP : Ça n’en résout aucun ! Parce que « L’ignorant n’est pas libre ». Tu vois comme la théologie est sérieuse, elle dit que quand Adam et Ève découvrent le savoir, ils ne peuvent plus retourner dans le paradis terrestre, car un ange à épée de feu garde le paradis. Le monde Animal, tu ne peux pas y retourner, une fois que tu l’as quitté. Tu ne peux pas faire comme si tu ne savais pas. Les oiseaux marins s’écrasent sur les phares attirés par la lumière et ils ne savent pas que c’est un leurre.

AA : Et ils continueront à le faire dans 10 000 ans…

DP : Et voilà. Mais rien ne nous a préparés à cette sortie. Tu comprends toutes les monstruosités qu’il y a chez l’Homme. Rien ne nous y a préparés. C’est pour le meilleur comme pour le pire qu’on en est sortis. Et le pire n’est jamais aussi sûr, que lorsqu’on refoule ce savoir, lorsqu’on lui tourne le dos. Comme seul Nerval l’a écrit au plus près : « L’ignorance ne s’apprend pas ! »

AA : Que rien ne nous y ait préparés impliquerait qu’il y a eu une volte-face à un moment donné…

DP : Et que les pires égarements sont envisageables…

AA : Mais on peut imaginer que c’est plutôt quelque chose de très lent.

DP : Ce n’est pas un 31 décembre à minuit qu’on est passés de l’Animal à l’Homme. À chaque instant, toi et moi, on continue à humaniser l’Animal.

AA : C’est là que je n’arrive pas trop à suivre, c’est le fétichisme de ce qu’est être un Homme. Un Homme, ça ne fait pas ceci ni cela… comme si toi et moi développions cette idée extraordinaire de ce que c’est que d’être un Homme. De génération en génération… c’est un peu ça que tu dis ?

DP : Je ne suis pas d’accord, justement pas de génération en génération.

AA : Mais peut-être que ça peut s’écrouler !

DP : Tu es dans l’illusion inverse. C’est notre époque, et surtout la tienne, qui est antihumaniste au possible. L’idéologie dominante montre l’Homme du doigt comme étant la honte de la nature. Presque la honte de l’Être, à la limite.

AA : Mais cette idée de la perfectibilité de l’Homme à travers les âges tu y crois, toi, complètement ?

DP : Mais ce n’est pas une croyance ! Tout le monde profite du fait qu’il faut moins de travail pour faire cette table-là maintenant qu’il en fallait d’antan. Va expliquer aux millions de femmes qui s’exténuent à la corvée d’eau, marchant des kms dans la poussière du néant, avec un enfant dans le dos et d’autres, s’abîmant les pieds sur les cailloutis du bled, que le simple geste de tourner un robinet n’est pas une des plus grandes avancées de l’Histoire ! Notre temps, on a envie de le consacrer à autre chose, au cinéma, à la musique, à l’amour et non pas à fabriquer des briques, plus de 12 h par jour, comme font des millions d’enfants indiens pour acquitter la dette de leurs parents ! Sache que pendant qu’on est en train de parler il y a des tribus australiennes qui font des marches exténuantes, en plein désert, pour aller chercher une racine pendant huit jours pour se nourrir.

AA : Mais de penser qu’il y a un devenir Homme c’est autre chose que de constater seulement le progrès. Dire qu’il y a un devenir de l’Homme c’est une idéologie. Comme un canapé super confort qui nous attend dans 3000 ans si on joue nos bonnes cartes. Ce côté perfectibilité, parce que là c’est de l’ordre de la croyance.

DP : Non ce n’est pas de la croyance ! Je sais, et ça, c’est le contraire de croire, je sais que tout peut-être compromit à chaque instant.

AA : Mais y a-t-il un devenir de l’Homme ?

DP : C’est à l’envers que je le prends. Il y a progrès chaque fois qu’on passe d’un plus de contrainte à un moins. Quand on est passé d’un état moins libre à un état plus libre. C’est tout ce que je dis.

AA : Mais quand tu parles de Freud, lui-même a complètement chamboulé la notion de Liberté. On désire des choses sans même savoir qu’on les désire. C’est un relativisme total de la notion même de Liberté.

DP : Freud n’est pas un chantre de la Liberté, comme tu le sais. Il va même jusqu’à dire que quand on choisit un chiffre au hasard on ne le prend pas au hasard.

AA : Ça coïncide avec les avancées mathématiques aussi, qui disent qu’ils ont de plus en plus maîtrisé la notion du hasard.

DP : Bien sûr.

AA : C’est dans l’air du temps, aussi ça.

DP : Mais Leibnitz au 17e siècle disait déjà qu’il fallait trouver une équation qui permette de repasser par tous les coins de points remplis à tout hasard sur une feuille. Comme dit Lévi-Strauss « S’il y a des lois quelque part c’est qu’il y en a partout. » Au moins c’est clair, tu vois ?

AA : Mais Freud révèle que nous choisissons parfois tel ou tel but en : « Vous pensez que c’est clairement votre but de vous sortir de ce carcan-là sans même savoir que vous-même aviez choisi ce carcan par des désirs contradictoires… »

DP : Tout à fait.

AA : Alors, comment garder la même définition de Liberté après cela ?

DP : Ça veut dire que l’Histoire est longue. Elle est prise entre deux forces. L’une qui veut sortir de ce carcan et l’autre qui y résiste. C’est ce que Freud appelle des ambivalences.

AA : Car il n’y a pas plus liberticide qu’un homme aussi.

DP : Bien sûr ! La nature ne connaît pas le mal. La nature connaît la souffrance. C’est avec l’Homme qu’apparaissent le bien et le mal. Ça, c’est la théologie qui l’a révélé, ce n’est pas la science. Quand le serpent prévient en disant que si Ève goûte au fruit défendu elle « connaîtra le bien et le mal. » Rimbaud a raison en disant que « La théologie est sérieuse. »

AA : Elle est incroyablement sérieuse quand tu penses à la notion de honte et de nudité aussi.

DP : C’est dès l’instant qu’ils ont goûtés au fruit que Dieu appelle Adam et que ce dernier se cache, ressentant pour la première fois la honte de la nudité.

AA : Ils n’auraient pas pu trouver un exemple plus parfait pour révéler le passage de l’Animal à l’Homme.

DP : Mais le religieux ne sait pas qu’il est en train de parler de ce passage de l’Animal à l’Homme. Il croit sincèrement qu’il y a un barbu dans les cieux, etc.… Qu’il est jaloux… mais il ne sait pas qu’on est en train de raconter son histoire. Comme on dit : il est aliéné. Autrement dit, son identité est dans un autre que lui. Mais c’est magnifique. Autrement dit la religion est vraie. Mais il faut un long chemin pour passer à cette vérité symbolique. Moi ce que je critique surtout c’est le contraire du symbolique. C’est l’usage réaliste au sens naïf de ceux qui cherchent si le fruit défendu était une banane ou une pomme. C’est des conneries tout ça !

AA : Une forme d’essentialisme ?

DP : Complètement, on s’en fout ! L’animal ne sait pas qu’il va mourir – point.Il vit à chaque instant dans une éternité. Comme dit magnifiquement Rilke dans un poème « Il a toujours son déclin derrière lui, il s’avance dans l’ouvert ». On ne l’a pas retourné comme nous. Les hommes ne veulent pas voir ce qui est devant, nous le craignons.

AA : Si on devait imaginer des créatures qui vivraient sur une autre planète. Si on était appelés à les rencontrer et qu’elles partageaient avec nous la peur de la mort et la honte d’être à poil. Et bien nous ressentirions peut-être plus de liens de connivence avec ces étrangers qu’avec un tigre qui est à nos côtés.

DP : Bien sûr !

AA : Et pourtant on est générés de la même planète, on devrait ressentir une espèce de familiarité avec un tigre qui a toujours été, menaçant certes, mais dans notre champ de vision depuis des milliers d’années.

DP : Ta question tourne autour de ce que la langue morale appelle « mon semblable ». Ça ne veut pas dire quelqu’un qui me ressemble physiquement. Ça veut dire que c’est à la fois un autre et pourtant quelqu’un qui a quelque chose d’identique avec moi. C’est curieux comme terme. Le serpent c’est tout à fait mon autre, moi c’est moi et il n’y a personne comme moi. Personne ne voit exactement cet angle de rue comme je l’aperçois là. Je prends les deux extrêmes entre la généralité et la singularité. Alors mon semblable, c’est une espèce de compromis entre les deux. C’est à la fois un autre et ce n’est pas n’importe quelle altérité. Tu n’es pas un « quelque chose », tu es un « quelqu’un », comme moi. Quand tu rentres dans ta chambre, tu vois qu’un voleur est passé, tu te dis « Quelqu’un est passé ! » Tu vois bien que ce n’est pas simplement la pluie ou le vent. Tu vois la différence, il y a un sens. Tu vois quelqu’un, mon semblable c’est ça. Donc ce quelqu’un peut avoir un look formidable, il peut être martien, être vert. Tu vois que c’est un quelqu’un dans le simple fait qu’il sait ce qu’il fait.

AA : Mais alors dans le monde Animal tu ne vois pas de quelqu’un ?

DP : Non.

AA : Mais si un tigre est passé chez toi, tu te dis quoi ?

DP : C’est un bon exemple, le monde du vivant va occuper un stade intermédiaire entre l’inerte et mon semblable. Mais quand tu connais les gènes d’un tigre, tu connais tout. Tu sais par où il va passer, de quoi il se nourrit. Ça fait des millions d’années que c’est comme ça, et une fois qu’il a eu ce qu’il voulait il roupille. Ce n’est pas comme nous. On se réveille par l’angoisse ou autre. On s’ennuie.

AA : Alors pour quelqu’un qui suivrait ta réflexion. Quand on entend les nouvelles des dernières avancées pour la recherche de la vie ailleurs, sur des exoplanètes, c’est de se demander que, peut-être qu’il y a la vie, mais encore faut-il qu’il y ait quelqu’un ?

DP : Oui, il y a plein d’œuvres de fictions qui tournent autour de cette question même. Y’a-t-il quelqu’un dans le fait qu’il m’en veut, qu’il soit diabolique…

AA : Et est-ce qu’on pourrait imaginer la notion de quelqu’un qui serait tellement supérieur à nous qu’il ne serait plus quelqu’un vis-à-vis de nous ?

DP : C’est Nietzche ça. « Il nous faut apprendre une nouvelle cruauté. »

AA : C’est ce qui se concorde avec les dernières avancées qui montrent qu’il est bien plus probable que des êtres bien plus supérieurs existent.

DP : « Supérieurs » c’est un jugement de valeur. Peut-être sont-ils « supérieurs » technologiquement, esthétiquement ou moralement. Mais, surtout, auraient-ils notre potentiel d’émotion ?

AA : On pourrait imaginer qu’ils viennent et nous ignorent absolument comme on ignore les fourmis. Nous, on n’a aucune sensibilité vis-à-vis des fourmis.

DP : Tu vois Proust ? On croit qu’on fait un effort pour se souvenir d’un moment ou un autre, mais ce n’est pas ça la réponse ; parce que ça n’explique pas pourquoi cela nous donne une telle félicité et fait apparaître le problème comme futile. La vraie réponse c’est que quand je retrouve ce que c’était, je mesure mieux la distance que j’ai faite depuis. Je suis dans l’éternité parce que je suis en même temps, à deux moments différents du temps. Dans le temps perdu et dans le temps retrouvé. Ça, c’est un privilège de l’Homme, et même de l’Homme moderne. L’Homme moderne a bien compris qu’il ne s’accomplit que quand il fait de son vieil ennemi le temps un ami. C’est grâce à l’écoulement que je peux avoir cette félicité. Si j’étais un bororo, je n’aurais pas ce privilège-là, j’en aurais d’autres, comme celui de dévorer mon ennemi !

AA : L’écoulement du temps du bororo serait diffèrent dans quel sens ?

DP : Où il n’y a pas la même épaisseur temporelle que nous…

AA : De sa perception de vie qui est plus courte ?

DP : Non, il ressent une immense épaisseur temporelle. Aux tournants des saisons, ou aux allers/retours des personnes, sur longue durée. Mais cette épaisseur temporelle, privilège anthropologique, n’est pas encore l’Historique, celle qui, à notre insu, pénètre tous nos jugements de valeur.

AA : Mais Proust, quand il parle du temps retrouvé il parle de sa propre existence, il ne parle pas du temps Historique.

DP : C’est une impression, mais regarde bien. L’Histoire paraît indifférente chez Proust, au début de la narration, et au fur et à mesure qu’on avance, c’est le contraire. À la fin, tu vois les dirigeables sur la place de la concorde en pleine guerre de 14. Et, parmi les dernières lignes du « Temps Retrouvé », les Guermantes ne sont plus que « Des nains juchés sur des géants. »

AA : Si on doit prendre cet aspect-là, qui est magnifique, est-ce que ce n’est pas biaisé en même temps, du fait de son statut social qui était celui de pouvoir accumuler des connaissances et des richesses et qui n’avait pas grand-chose à voir avec le ressenti de ce que c’est que d’avoir quatre siècles en soi. Et que de sa petite aristocratie il pouvait rebondir du 14e au 17esiècle alors que quelqu’un qui était d’une plus basse classe sociale n’aurait pas été dans la capacité d’aller puiser des siècles antérieurs.

DP : Mais c’est dans l’air du temps, comme on dit. Si tu prends un gamin d’un milieu populaire. S’il a été un élève moyen, je ne dis pas un petit génie. Quand il apprend les textes qu’il apprend dans son cours d’Histoire et qu’il a un rapport amoureux avec une fille, ça ne sera pas le même que celui qui est resté uniquement enfoncé dans son lieu et dans son temps. Comme c’est le cas des aborigènes d’Australie. Ça a l’air dur ce que je dis, mais ce n’est pas…

AA : Oui, parce que j’ai l’impression que tu mets ce gamin et un aborigène sur une échelle, avec l’un vivant une expérience moindre que l’autre.

DP : Par rapport à nous ! Mais l’aborigène est à son top. Et nous devons d’autant plus l’estimer qu’il nous a produits. Je ne parle certes pas d’une très improbable hérédité, mais de l’héritage qu’il a laissé et qui nous a mis le pied à l’étrier du Temps.

AA : Oui, mais qu’est-ce qui te fait croire qu’il ne puisse pas avoir un rapport au niveau du sensoriel différent, en voyant une nuit étoilée, par exemple, qu’on serait absolument incapable de ressentir.

DP : Tout à fait d’accord et, sans doute, ressent-il les choses plus fort que nous.

AA : Il lui manque quoi alors ?

DP : Justement, nous, ce n’est pas la force qui nous caractérise, ni l’intensité.

AA : C’est quoi ?

DP : Il faut voir avec quelle intensité un tigre se vautre dans la neige de plaisir. Peut-être que toute la jubilation de Wagner, l’intensité lyrique de Brahms ou de Charlie Parker, n’est rien à côté d’un tigre savourant sa proie. Tout l’Homme est dans un moins ! Pas dans un plus, il ne faut pas faire de contre sens à ce que je dis. Mais ce moins, je le place au-dessus de tout. C’est un peu ce qu’exprime le mythe de Prométhée, tous les animaux étaient parfaitement dotés, les uns avaient des écailles, des plumes, les autres avaient l’agilité. En arrivant à l’Homme, il n’a rien. Il n’a pas de griffes, il est moins rapide que l’oiseau, il est moins fort que l’éléphant. C’est un manque qui caractérise l’Homme, c’est un moins. C’est à partir de cette infériorité qu’il est devenu le maître de l’Être.

AA : On prend parfois l’exemple de l’Esquimau pour dire qu’il a 40 façons différentes de dire « la glace ». Comment prends-tu cette subtilité-là en compte ?

DP : Comme un archaïsme, justement. Ce n’est pas une preuve de richesse.

AA : Tu ne penses pas qu’il puisse voir un gris plus clair ou un gris foncé qu’on ignore ?

DP : Je te fais remarquer que tu me donnes un exemple où c’est vital pour lui d’avoir ces nuances. C’est comme le touareg en plein Ténéré, sentant l’odeur du puits de plusieurs kilomètres.

AA : Mais, au-delà du côté vital.

DP : Ça fait partie de l’ordre de la détermination. Ce n’est pas là qu’il a sa liberté. Quand tu es dans le désert, tu es contraint de faire attention au moindre truc.

AA : Et tu ne peux pas prendre en compte l’alliance des deux ? Être professeur comme tu as pu l’être, quelque chose qui était puissamment en toi et en même temps gagner ta vie avec ? De la nécessité de te nourrir, mais allié à la chose qui était au plus profond et au plus brûlant en toi. Tu as eu cette chance-là.

DP : Bien sûr.

AA : Donc c’est de l’ordre de la Liberté ?

DP : J’ai surtout eu la chance de le partager. Il n’y a pas beaucoup de plaisirs indépendants du partage chez l’être humain. Je n’en connais pas, par prudence je dis qu’il n’y en a pas beaucoup, mais à mon avis il n’y en a pas du tout. Un mec, sur une île déserte, il se flingue s’il est condamné à être tout seul. Tu peux lui donner ce qu’il veut, la plus belle musique avec des piles pour 300 ans. Le meilleur plat du monde, tu le manges tous les jours tu en as ras le bol. C’est ça l’Homme. Alors que mon chat je lui donne toujours la même pitance et il est ravi, hein ?

AA : Donc c’est arriver à créer l’inutile ?

DP : L’inutile au sens du nécessaire vital, mais ne dis pas que c’est inutile, c’est peut-être bien plus utile pour l’être humain.

AA : Inutile dans le sens « pas nécessaire ».

DP : Le nécessaire c’est le contraire du libre. L’anthropologie commence justement lorsque l’enjeu dépasse celui du nécessaire seulement vital. Les peintures sur les cavernes n’avaient rien de nécessaire au niveau vital. Aucun animal ne se met à peindre avant ou après la chasse.

AA : Après on peut imaginer que c’était une forme de communication qui permette à l’un d’expliquer quel genre de bête il a trouvé à l’autre… mais il y a des suppléments qui sont là uniquement pour faire beau et qui donnent envie de pleurer. Des traits en plus.

DP : Le mec n’a jamais voulu faire de l’esthétique, et c’est parfait ! Peut-être que c’était un rite magique pour qu’on mange, un rite chamanique. Mais le résultat est esthétique, c’est ça qui est incroyable, ce n’est pas le but, c’est le résultat.

AA : Tu entends comment « esthétique » ?

DP : Dans le sens où ce n’est pas ce que j’ai poursuivi qui reste. C’est ce que j’ai fait pour y parvenir.

AA : C’est le parcours dont parle Proust ?

DP : Le chemin objectif que j’ai fait : « Et le résultat nu est le cadavre que la tendance a laissé loin derrière soi » comme il est dit dans la préface de la « Phénoménologie de l’esprit » de Hegel, ou encore « La chose n’est pas épuisée dans son but, mais dans son actualisation. » C’est assez difficile à comprendre, mais il y a un but apparemment négatif chez l’Homme. Ce que je trouve scandaleux, et là tu comprends mes idées politiques, c’est qu’au 21e siècle on en soit encore à perdre sa vie à la gagner. On a tellement mieux à faire pour occuper le temps, pour lui faire diversion, au sens pascalien, divertir de cette obsession de la mort.

AA : Pour s’atteler à de nouvelles questions ?

DP : Des jouissances…

AA : Pas pour de nouvelles questions ?

DP : Mais cela fait partie des nouvelles jouissances. Je te conseille une nouvelle d’Edgar Poe : « Le domaine d’Arnheim ». Un des rares récits de Poe qui soit paradisiaque et non pas morbide. Un ami du narrateur qui s’appelle Ellison, comme la musique de Félix Mendelssohn : « Heureux et rendant heureux » qui a toujours été riche, et qui hérite d’une fortune qu’il ne faut même pas essayer d’imaginer. Résultat des courses, il peut faire matériellement ce qu’il veut. Poe dit : « Il y a longtemps qu’il avait réfléchi aux conditions nécessaires au bonheur : premièrement, le libre exercice du corps en plein air… » Déjà, une rage de dents, tu ne vas pas être heureux. « Deuxièmement, des moyens matériels conséquents. Troisièmement une aspiration indéfinie. » Ça, ce n’est pas l’Animal ! Donc tu vois ? Sur ce que tu dis, les nouvelles recherches et découvertes. Qu’elles soient géographiques, métaphysiques… peu importe. Le texte que tu m’avais lu de L.-F. Céline n’est même pas faux, au sens d’inexact, à savoir qu’après Rabelais on n’ose plus mettre les mains dans la merde et que la littérature s’encanaille, mais au sens célinien, s’embourgeoise en s’aplatissant.

AA : Par des « cafouilleux », comme il disait.

DP : Voilà oui, mais quelque part quelle iconoclastie ! Quelle perte, que de « manque à gagner ! » Tu te rends compte si la littérature s’était arrêtée à Rabelais ? Moi j’adore Rabelais ce n’est pas la question, mais enfin regardes ! On n’aurait pas Racine, on n’aurait pas Proust, on n’aurait pas Baudelaire, on n’aurait pas Lamartine, on n’aurait pas Nabokov, faut pas déconner. C’est ça la barbarie, au sens propre et inconscient. C’est ne pas se rendre compte qu’on revient aux cavernes très vite quand on résonne comme ça.

AA : C’est le fait qu’il tue le progrès qui te fait mal.

DP : Oui. Revenons à la Bible, ça a été un progrès de sortir du paradis terrestre, on est sorti de l’imbécillité animale. Moi je vois mon chat, dès qu’il a bouffé, il roupille toute la journée. Qu’est qu’il va s’emmerder à se réveiller, pourquoi ? Pour savoir qu’il va mourir ? Il n’est pas con. Il n’est réveillé que par le nécessaire, la faim. Nous, on dort un tiers de notre vie. C’est énorme, mais ce n’est rien à côté d’un lion, lui c’est 90 pour cent de sa vie qu’il dort. Il n’est pas vraiment né et sorti du ventre maternel qu’il y retourne à la première occasion. Tu comprends maintenant ma pensée ?

AA : Est-ce que cette façon de penser n’est pas battit sur ce qu’on entend souvent, c’est-à-dire « La vie est dure, deux points » ?

DP : Oui, la vie est dure, mais elle vaut la peine d’être vécue.

AA : Mais pour revenir à Spinoza qui dit que c’est un raisonnement bien trop au-delà de notre propre subjectivité que de dire, par exemple, la vie est dure.

DP : Je le conjugue avec la phrase d’Hölderlin que j’aime bien citer. Justement ou Hölderlin renverse tout et dit que le fait qu’on soit mortels, ce qui est un moins par rapport aux Dieux, eh bien non, pour Hölderlin c’est un plus : « Ils ne peuvent pas tout les Dieux, les mortels avant eux atteignent l’abîme. Car il est long le temps, mais il survient le vrai, car avec eux (les mortels) l’écho change. »

Voilà qu’avec les hommes on a plus en écho que ce qu’on a reçu comme son. C’est extraordinaire. Parce qu’avant les Dieux nous atteignons l’abîme. Je suis en train de dire quoi ? Une midinette qui attend son amoureux dans une station en banlieue, avec les émotions qu’elle a, elle n’aurait pas toutes ces émotions si elle n’était pas dans un univers psychique inconnu des Dieux ou tout est précaire, ou tout peut être mortel. Oui ! Il y a une mauvaise nouvelle. Nous sommes mortels. Mais il y a longtemps qu’on a surmonté la mauvaise nouvelle. Avec tout ce qu’on a inventé pour nous divertir de tout cela. La civilisation dans le sens métaphysique. Quelque part, les civilisations ont multiplié le désir par l’infini. Alors que le lion, il a un désir qui est tellement déterminé que lorsqu’il l’obtient, il dort. C’est terminé, il est comblé, repu. « Les amants des prostituées sont heureux, dispos et repus. Moi, mes bras sont rompus pour avoir étreint des nuées » disait Baudelaire. « Les amants des prostituées » c’est le monde Animal, à la limite, hein ? Ce qu’on essaye d’étreindre dans le corps d’une bien-aimée, c’est justement ce qui n’est pas corporel. C’est tout le corps qui y passe pour y traquer l’incorporel, c’est magnifique…

AA : Est-ce que ça ne rejoint pas la réflexion que tu avais esquissée en disant que finalement en chaque désir il y a peut-être cette envie de transformer le quelqu’un en quelque chose et que c’est entre les deux que se créer tous les fantasmes les plus incroyables.

DP : Je vais simplifier pour être trivial comme un film X, mais : « Tu aimes ce que je te fais ? » On attend une réponse qui prouve que ce n’est pas un mannequin avec qui on fait l’amour. Dès que je sais que j’ai affaire à quelqu’un, c’est gratifiant. C’est dans la chair que j’obtiens cette jouissance, mais ce n’est pas la chair que je vise, mais la parole, l’oracle qui en émane, tu vois le paradoxe ?

AA : Si on imagine un bourreau qui maintiendrait un esclave sexuel en isolement. Il attendrait de son esclave qu’il lui réponde encore librement, au plus librement.

DP : « Fais de moi ton esclave. »

AA : Si l’esclave répond avec un petit semblant de liberté quand le bourreau lui ordonne des choses c’est d’autant plus jubilatoire que si l’esclave répond mot pour mot ce que le bourreau lui demande de dire. C’est que, d’une certaine manière, tu es encore en train d’aller chercher la dernière dose de liberté de la personne. Il faut que ça sente un peu la Liberté, quoi.

DP : Mais on ne jouit que de ça ! C’est la modernité qui s’achemine vers cette idée vertigineuse. Sauf que la Liberté se doit d’être médiatisée, car nous ne sommes pas des Dieux. Il n’y a que les Dieux qui ont la Liberté immédiate. Cette Liberté est tellement divine, c’est tellement la valeur absolue, qu’elle n’apparaît jamais en elle-même. Si Dieu n’existe pas, ça veut dire que la Liberté n’est jamais immédiate. Elle ne peut avoir une apparence d’existence que par la médiation d’un nibard, d’une sensation, d’une musique… d’une expression, d’un mot… même peut-être pris à contre sens, peu importe.

AA : Et tout le développement de Deleuze sur les désirs par agencements, tu es d’accord là-dessus ?

DP : C’est lié à ça, en effet. Mais Deleuze n’assume pas jusqu’au bout cette idée. Dans ce cas-là, il faut penser que c’est la Liberté qui est la valeur absolue, hors lui se voulant néo-spinoziste la Liberté n’existe pas. Bien moins que pour Spinoza ! Donc il se prive complètement de ce qui rendrait tout ce qu’il dit cohérent. Pourquoi l’amour tient une place si importante chez l’être humain ? Parce que ce n’est pas ce qu’il y a de plus important. Mais parce que c’est ce qui de très loin, ressemble le plus à ce qui est le plus important.Qu’est-ce qu’on appelle beau ? Une fille qu’on trouve belle, c’est une fille qui nous donne l’impression d’être dégagés des contraintes.

AA : Il y a plein de corrélations notamment quand tu parles du transbiologique. Le « faire semblant », le rite de remettre en place les choses, du fait de notre genèse à nous en tant qu’humains.

DP : Quand on parle de l’art dramatique, on est en plein dans la réponse à ta question. « All the world is a stage » dit Shakespeare.

AA : Est-ce que cela veut dire que fondamentalement tu crois en un monde en dehors de ce « stage » ?

DP : Oui, mais ce monde ne m’intéresse pas. C’est le monde des étoiles, des galaxies, il ne m’intéresse pas en soi, hein ? Mais il m’intéresse comme spectacle pour l’Homme.

AA : D’accord, et crois-tu en un monde au-delà du « stage » ?

DP : Au-delà, tu veux dire vers Dieu ?

AA : Dans le sens où Proust l’a formulé quand il dit : « Tout prête à croire que nous venions d’un monde plus grandiose, plus parfait. Qu’est-ce qui nous pousse à être si courtois, à ne pas vouloir forcément le mal aux autres. » Toi, tu crois peut-être à ce monde-là ?

DP : Pascal dépeint le contraire de ce que fait Proust. C’est à dire, tout ce qu’il a de plus misérable. Tout ce qui montre sa misère au sens pascalien : « Mais ce sont là misères de grands seigneurs, misères d’un roi dépossédé. » Et là, on répond à ta question de Proust. Ça veut dire que si nous passons notre temps à être insatisfaits c’est la meilleure preuve que nous ne sommes pas d’ici.Parce que si nous étions d’ici… ici c’est quoi ? C’est l’ordre naturel, l’ordre de l’être. Si nous étions d’ici, quelque chose d’ici finirait par nous satisfaire comme les lions qui, une fois qu’ils ont eu leur antilope, dorment.

AA : C’est pour ça que je voulais parler précisément de ce qui nous précédait.

DP : J’ai bien compris.

AA : Mais qu’est-ce qui nous précède ?

DP : Ce qui nous précède tous ? Demandes à la Bible, elle nous répond. Qu’est-ce qu’il y avait avant tout ça ? Le paradis terrestre. Le ventre maternel. C’est ça le paradis perdu. Nous sommes tous passés par ce stade ou pendant neuf mois le désir était satisfait, tu n’avais pas le temps d’attente. Tu étais comme Dieu. Dieu, dès qu’il veut un truc il l’a.

AA : Là, c’est cohérent absolument.

DP : Deuxièmement tu es porté, tu n’as pas à faire d’effort contre l’apesanteur. Ce qui est porté va devenir la métaphore de la nef, de l’avion, du navire, tout ce qui est porté : « Et du pied de l’autel vous y pouvez monter, Souveraine des mers qui vous doivent porter. » disait Racine. On a eu un paradis terrestre, en réalité ! Ce n’est pas de l’imaginaire ! Mais le contenu en était pauvre. Tes rapports avec ta copine pulvérisent en richesse la vie d’un fœtus. Donc ce qui est magnifique c’est le côté paradisiaque du fœtus enrichi de tout ce que le temps a apporté depuis la naissance.

AA : Richesse dans le sens du possible du partage ? La capacité de partage ?

DP : Oui, et surtout de la richesse de la jouissance, qui est plus profonde. Pas profonde intellectuellement, je m’en fous de ça…

AA : Mais ça, c’est plus difficilement quantifiable ? Alors que le potentiel de partage…

DP : Mais je ne dis pas que c’est subjectif, c’est objectif. Même si ce n’est pas objectif en termes de quantum, bien sûr. Ce n’est pas en kilos ou en watts, je suis bien d’accord. Mais quelque part les Dieux ne connaîtront jamais un bonheur d’une telle nature qu’a cette midinette qui attend son copain à la gare et qui soudain le voit arriver, alors qu’elle croyait qu’il l’avait oublié. C’est tout ce que je veux dire.

AA : Elle dit merde aux Dieux à ce moment-là.

DP : Exactement.

AA : Alors le transbiologique de Freud, c’est quoi ?

DP : C’est l’inertie, c’est le minéral. Il n’y a plus rien, c’est l’extinction de tout désir. Le contraire d’un désir qui se relance en permanence.

AA : C’est le point culminant du devenir d’un désir ? C’est le fait qu’on veuille arriver à ce point d’inertie absolue ?

DP : Oui, mais pas culminant. Culminant ça veut dire en haut. Il faut plutôt descendre pour y arriver. Il faut relâcher toutes tensions et aller vers le bas. Je parle au sens propre. Ne crois pas que je pars sur de l’abstraction. Les filles du Rhin dans « L’Or du Rhin » de Wagner disent : « En bas, en bas, vers le fond du Rhin… tout ce qui s’agite là-haut est faux et mensonger. » Donc ce n’est pas à l’apogée, dans le sens le plus haut, c’est l’extinction du désir.

AA : C’est concentrique, c’est la microseconde avant le Big Bang, c’est ça ?

DP : Oui, mais surtout l’extinction du Big Bang qui a fini de rayonner ses derniers rayons.

AA : Ah, c’est postérieur ? Pourtant quand tu parles du transbiologique c’est antérieur…

DP : Oui, mais ça revient au même. La fin de tout rayonnement ramène à une inertie. Aux ténèbres totales. Quand il y a tension, désir, lumière, énergie, chaleur. Tout ça va ensemble.

AA : Pourtant la physique nous dit, en nous montrant une frise temporelle qui va de l’ordre au désordre, qu’il y a bien un avant et un après.

DP : C’est la temporalité qui va de l’ordre au désordre. C’est l’Histoire de l’Univers. La matière s’en fout de cette temporalité.

AA : Oui, mais elle va dans un sens de plus en plus désordonné, comme les feuilles d’automne.

DP : Pour revenir à une inertie initiale.

AA : Un renouvellement, certes, mais pas réordonné. Du bordel régénéré à un autre endroit, etc.…

DP : Oui, tout à fait. L’essentiel c’est d’évacuer les tensions. C’est ça qu’il faut comprendre dans les principes de répétition et dans l’inertie, dans l’extinction de tout désir. Freud, c’est le monde à l’envers. Nous, on croit qu’on jouit de l’excitation alors que Freud dit non. La jouissance vient de la baisse de l’excitation. C’est quand on commence à soulager l’excitation, et donc à la faire baisser, qu’elle se transmue d’angoisse douloureuse en plaisir pour l’intéressé(e). Il suffit d’entendre les chats la nuit en train de baiser, c’est terrifiant l’excitation. On cherche au contraire l’apaisement de l’excitation. Et cet apaisement va vers la mort… tranquillement, hein ? Progressivement.

AA : C’est une forme de résolution, être résolu à…

DP : Exactement, c’est le mot, résolution. Il y a un magnifique poème de Rilke qui dit qu’un enfant qui est dans son lit est protégé de tous les dangers extérieurs par sa mère, mais pas de son monde intérieur : « Et il s’endormait et il rêvait ». La censure se relâche dans le sommeil, se relâchant, les vieux désirs primitifs reviennent et angoissent l’enfant.

AA : Lesquels ?

DP : Ceux de toujours.

AA : Ceux de la mort ?

DP : Non, non, les désirs, la libido ! L’excitation sexuelle. C’est pour ça que ça prend souvent la forme d’un escalier qu’on monte, dit Freud, parce qu’il y a les battements du cœur, il y a le sang qui afflue, etc. C’est un médecin Freud, il ne faut pas oublier qu’il connaît bien ses symptômes. Et le cauchemar vient du fait que c’est mon désir qui se réalise. Le désir que je refoule est angoissant, il n’est pas source de plaisir, il est terrifiant.

AA : À partir du moment où l’on aboutit à ce désir.

DP : Oui, à partir du moment où il s’exprime, où j’ai perdu mes facultés de le refouler…

AA : Et toutes les perceptions qui généralement t’émeuvent, ce sont les gens qui se leurrent à croire qu’ils arrivent à outrepasser leur inévitable destin qui est celui de mourir. Ça a l’air de t’émouvoir dans le sens : « Qu’est qu’ils y ont tenu à ces choses-là alors qu’ils savaient bien que le combat été perdu d’avance. »

DP : Spectateur d’une tragédie qui me fait pleurer, voilà.

AA : Oui, mais, en même temps, ce n’est pas profondément ni totalement tragique, car tu dis…

DP : C’est une délivrance, en même temps.

AA :… mais aussi le fait qu’on ne recommence pas à zéro, donc ça, ce n’est pas tragique.

DP : C’est clair, c’est clair. Il y a un enrichissement.

AA : Donc ça, c’est plutôt très optimiste, c’est très réjouissant.

DP : Bien sûr, bien sûr. D’où cette phrase magnifique de Rousseau : « Quand tous mes rêves se seront tournés en réalités, ils ne m’auront pas suffi ; j’aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n’aurait pu remplir ; un certain élancement de cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n’avais pas d’idée et dont pourtant je sentais le besoin. Hé bien, Monsieur, cela même était jouissance, puisque j’en étais pénétré d’un sentiment très-vif et d’une tristesse attirante, que je n’aurais pas voulu ne pas avoir. » Tu te souviens de ce passage dans Proust ou sa mère vient le coucher, la lampe, l’escalier puis le père et une grâce inattendue : « Va consoler le petit, c’est bon, je peux dormir tout seul » le truc qui n’arrive qu’une fois tous les deux siècles ! Proust termine la narration à ce moment-là et là il parle un peu, il change le temps du verbe et dit : « Les larmes que je versais à partir de là n’ont jamais cessé, c’est maintenant que je vieillis que je commence à les réentendre. » Le fait que toute son œuvre, tout ce qu’il a pensé, même heureux, est sur un fond de larmes. Ça, c’est l’Homme comme Hölderlin l’a révélé. L’Homme qui, avant les Dieux, atteint l’abîme. Tout est vu à travers un deuil chez l’Homme. Mais un deuil qui valorise tout.

AA : Le fait qu’il ne puisse pas pleinement et à tout jamais aimer sa mère ?

DP : Entre autres. C’est un deuil. Mais, en même temps, ce deuil magnifie tout. Je reviens à la midinette à la gare. Ça magnifie les retrouvailles le fait que j’ai eu peur de le perdre. C’est sur un fond de deuil. S’il n’y avait pas ce deuil au préalable, il n’y aurait pas cette propension de joie chez l’Homme qui me fait dire que c’est plus riche que la vie du fœtus ou de l’Animal quand tu me dis que ce n’est pas quantifiable. Tu comprends maintenant quand je veux dire plus riche ?

AA : Je ne comprends pas encore totalement.

DP : Il y a un petit buste de Baudelaire avec un quatrain trop bien choisi au parc du Luxembourg : « Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage. Que nous puissions donner de notre dignité. Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge. Et vient mourir au bord de votre éternité ! »

DP : Quand la fille de mon ex-épouse est née à Calvi en hiver, dans les années 50, les gens passaient chez elle en disant « Mon Dieu qu’elle est belle, que Dieu la bénisse. » Même jusqu’à un tueur connu, qui avait tué trois familles, égorgées : « Mon Dieu qu’elle est belle, que Dieu la bénisse. » ! Et le médecin qui l’avait accouché avait dit au mari « Le placenta, tu ne le jettes pas, tu l’enterres sur la plage. » Une superstition qui devait remonter à loin, tu vois ? Le placenta tu ne le jettes pas comme ça, quoi. Ce n’est pas une ordure.

AA : Dans l’absolu, tu souhaites qu’on se débarrasse de ces archaïsmes ?

DP : Ah non, plus que jamais les vivre, mais sans leurs côtés mortifères et meurtriers qu’ils induisent.

AA : Mais ils n’on plus aucun lieu d’être si on les décrédibilise totalement.

DP : Plus on prend des distances avec ce que Rimbaud appelle, avec sa manière unique : « L’ancienne sauvagerie » plus on en est proches. Tu vois le paradoxe ? Parce que c’est insupportable, c’est intenable. Plus on la maîtrise, plus on peut la voir telle qu’elle est, sans trop fantasmer et, quelque part, se réconcilier avec.

AA : De manière dépassionnée ?

DP : Je dirais moins fantasmatique, je n’ai pas dit « dépassionné ». On peut se passionner, mais d’une passion qui n’est plus mortifère. J’insiste là-dessus.

AA : Donc enterrer le placenta comment alors ? Avec quelle attitude ?

DP : Le fait que je ne suis pas le seul à être en contact avec. C’est prescrit par un collectif antérieur à moi. Un savoir partagé. Ça n’a l’air de rien, mais c’est énorme.

AA : Je ne comprends pas.

DP : Je vais te prendre un détour. Quand on commence à avoir la puberté, et qu’on se sent agités de désirs « abjects » pour un gamin à qui on a enseigné que ça, c’est sale. Et que, tout d’un coup, tu ressens un désir qui te fait croire que tu es le seul vicieux, que tout le monde est normal sauf toi. C’est ça que j’appelle mortifère. D’une part, ce n’est pas bon pour toi, ça te mortifie. Une fois que tu te rends compte que c’est la loi de tout le monde, qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat que d’avoir envie de se masturber. « Dépassionné » si tu veux, mais ça ne te donne pas moins envie de te masturber. Ça enlève le côté mortifère, c’est à dire mauvais pour toi et dangereux pour l’autre. C’est important ça. Là, tu vois le côté positif de la civilisation. Ce n’est pas au sens technique la civilisation, pas dans le sens de progrès des forces productives, mais dans le sens du progrès intérieur, favorisé par le progrès des forces productives.

AA : Je parlais plus des rites qui ont été montés en épingle par notre imagination. Cette capacité de projeter des peurs sur des objets en disant : « Le placenta, ça se respecte. » ou je ne sais quoi. C’est plus par rapport à ça que se portait ma question, ce n’est pas par rapport aux impulsions de la nature qui montent en nous comme le désir sexuel.

DP : Et bien tu prends un très bon exemple. « L’impur » a été très étudié en anthropologie. Chez Frazer, les Océaniens et tout ça. Le totem y est tabou. Ce qui est le plus impur et à craindre c’est ce qui est le plus sacré. Quand tu regardes la définition de sacré « sacer » dans les dictionnaires de latin, c’est ce qui est redoutable, ce que tu ne peux pas approcher, mais en même temps ce qui irrésistiblement attire. Et effectivement ce qui est en moi. C’est ça la clef de l’aliénation. Je le projette sur un objet ou sur des animaux, le totémisme c’est ça. Tel animal a un génie en lui, etc. Au moyen-âge on brûlait par milliers des chats noirs parce que ça portait malheur. C’est épouvantable, quand on parlait d’agressivité, tu vois ?

AA : Des femmes aussi, à l’époque.

DP : Ça arrivait, mais c’est encore plus idiot de croire que cet animal est le diable, encore une femme, un homme, ça peut-être diabolique mais pas un chat ! Donc, quelque part, c’est typique de l’aliénation. Ce qui est propre à moi en tant qu’être humain, je l’impute à ça. Effectivement c’est bien de se libérer de ça, quelque part. Mais en même temps, et c’est là que ta question est intéressante, il ne faut pas que ça donne un monde neutre. Neutre dans le sens sans couleur, sans saveur, sans odeur…

AA : Les rites c’est aussi de vouloir ton café avec un peu d’eau chaude.

DP : Tout à fait. Or, il n’y en a jamais eu autant. Regarde bien la mode. Les amateurs de vins maintenant. Tout le monde veut s’y connaître en vins nouveaux, vins naturels… et c’est quel cépage ? Etc. Avant on s’en foutait. On prenait la bibine qui se présentait… C’est bien qu’il y ait des rites. C’est vraiment absolument inutile pour la santé. C’est même plutôt nuisible.

AA : Le fait que seuls le désir et la liberté soient sans limites pourrait faire croire que c’est un peu la même chose, non ?

DP : Oui, c’est ce qui explique que l’Histoire n’a pas de terme assignable, tu ne peux pas dire à partir de telle ou telle époque, au 14e siècle, au hasard, les hommes sont arrivés à un point de perfection, et tout le reste va être superflu. Donc c’est ce qui justifie pour moi l’Histoire. Le progrès, quand il existe, c’est le fait de multiplier ces occasions d’engager le désir sous des formes inédites, nouvelles, etc. au lieu de le faire tourner en rond dans la répétitivité qui le tue. Dès Neandertal, les dessins de la caverne c’est superflu dans ce cas là, hein ? On peut vivre sans peindre sur des murs des cavernes. Biologiquement, on peut. On peut vivre sans taper dans les mains au coin du feu. On peut vivre… mais quel intérêt ? Franchement.

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