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Féminité et communauté chez Hegel

Le texte du livre de Dominique Pagani agrémenté de ses commentaires filmés

 1/ Qu’il s’agisse de dénigrer, d’accepter en partie ou de souscrire entièrement au système, la bibliographie hégélienne reconnaît dans tous les cas à l’auteur des Leçons sur l’esthétique, en même temps qu’une vaste culture encyclopédique s’il en fut, une exceptionnelle diversité d’intérêt. Si l’on porte cette dernière à son actif, l’on parle volontiers d’un étonnant pouvoir de synthèse ; veut-on lui en faire grief, le système se ramène alors, selon la formule de Kostas Papaioannou à « une impossible cathédrale à la Gaudi ». 


2/ Il est vrai que l’intensité aussi bien que la permanence de cet intérêt peuvent apparaître plus ou moins vivaces selon le domaine appréhendé. Il existe au moins deux instances à l’égard desquelles, précisément, l’investissement du philosophe ne s’est jamais démenti depuis ses premiers devoirs d’écoliers jusqu’aux ultimes textes de Berlin au point que l’on peut à bon droit discerner dans leur rapport mutuel l’indice d’une problématique essentielle à l’intelligence du « système » : il s’agit de l’esthétique et de la politique. 


3/ Si nous insistons sur cette notion de « rapport », c’est pour tenir compte de cette tendance non moins persistante du philosophe à faire en sorte que sa réflexion sur l’art aussi bien que sa tentative de penser rationnellement l’État, loin de se répartir dans l’ensemble de l’œuvre sous l’aspect de deux ensembles de textes simplement juxtaposés, se trouvent plutôt le plus souvent réunies en un seul et même « effort tendu de la conception ». 


4/ Il apparaît en effet dès les textes de jeunesse en effet que l’on ne saurait appréhender le champ politique sans évoquer l’élément esthétique et vice versa. Le plus ancien écrit de Hegel qui nous soit parvenu, « Entretien à trois entre Antoine, Octave et Lépide au sujet du triumvirat », se présente déjà comme une mise en scène poétique, en l’occurrence dramatique, d’un problème politique ; à l’autre extrémité de l’œuvre dans un ouvrage réputé pour être aussi aride, aussi peu dépourvu de références « existentielles » que les Principes de la philosophie du droit 1 c’est encore la tragédie, et plus précisément le conflit entre Antigone et Créon, considéré, ici comme « l’opposition éthique suprême » qui sert en quelque sorte de toile de fond au paragraphe 166 sur la famille. Si l’on se rappelle enfin que c’est dans le cadre de ce même drame de Sophocle, que se développent les analyses les plus politiques de la Phénoménologie de l’esprit, celles qui nous présentent la conscience au moment où elle accède à sa vérité comme « esprit d’un peuple », on se convaincra aisément du fait que la référence esthétique et la réflexion politique sont aussi indissociables dans la réflexion hégélienne que le plaisir et la douleur sur la cuisse de Socrate, au prologue du Phédon.

5/ C’est pourquoi notre enquête, plutôt que d’entreprendre le commentaire systématique de chacun de ces deux « moments » de la philosophie de l’es-prit que sont l’art et l’État,

essayera de préciser la nature de la « ténébreuse et profonde unité » qui les articule à l’intérieur du système.


6 / Dès ce niveau pourtant, un premier problème se pose : celui de la hiérarchie qui gouverne ce rapport ; car si tout au long de ce parcours, le domaine de l’art et celui de l’État semblent toujours « s’allumer de reflets réciproques » 2, il semble pourtant qu’entre la manière selon laquelle le philosophe de Berlin essaie de concevoir l’État et, d’un autre coté, l’élément poétique dans lequel baigne la référence du jeune condisciple de Hölderlin à la polis antique, une discontinuité soit manifeste, tant au niveau du contenu qu’à celui de la forme et du ton.


7 / À soutenir, très empiriquement, cette interprétation évolutive de la pensée de Hegel,

il apparaîtrait que la hiérarchie qui gouverne cette relation en arrive même à s’inverser, selon que l’on se réfère au jeune séminariste qui, à l’instar de sa génération romantique, veut subordonner celle-ci à celle-là, ou au contraire au professeur de Berlin qui termine l’introduction de ses Leçons sur l’esthétique, par cette insolite oraison funèbre : « Sous tous ces rapports, l’art reste pour nous quant à sa suprême destination une chose du passé. De ce fait, Il a perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais relégué dans notre représentation. »

8/ Cette apparente infidélité du philosophe à lui-même semble bien compromettre à l’avance notre souci de préciser la hiérarchie que le « System » est censé instaurer au sein de cette polarité ; il y en aurait au moins deux versions, de surcroît, contradictoires, et notre problème devient alors aussi insaisissable, de par sa variabilité même, que celui du dénombrement des genres supérieurs, singulièrement, du Même et de l’Autre, dans les dialogues « métaphysiques » du platonisme tardif.

9 / Ce qui toutefois nous empêche de réduire notre recherche au seul commentaire des attitudes simplement successives de Hegel aux prises avec le rapport de l’art à l’État, c’est l’étrange insuffisance des raisons généralement invoquées pour affirmer cette discontinuité et plus encore pour l’expliquer. La plupart des exégètes décèlent par exemple dans le durcissement final du « philosophe d’État », l’indice d’une sclérose stérilisante caractéristique des œuvres de la maturité et, à cet égard, plutôt décevant par rapport aux promesses contenues dans les textes de jeunesse jusqu’à la Phénoménologie incluse. Cette « explication » nous semble faire la part trop belle à la contingence, et sans doute n’est-ce pas l’effet du hasard si elle se ressent d’un certain psychologisme selon lequel une certaine tendance réifiante à la systématisation serait le lot inévitable de tous les philosophes à un certain degré de leur évolution ; Hegel lui-même n’aurait pas échappé aux effets de cette virtus dormitiva propre aux philosophes chenus.


10 / On pourra penser que cette question de l’unité du système paraît bien trop vaste pour ne pas risquer de nous faire oublier notre couple initial ; mais apparaît tout au contraire manifeste que parler de discontinuité entre la « jeunesse » du philosophe et sa « maturité » revient en fait à poser la question de la rupture entre cet esthétisme absolu que fut le romantisme allemand, et, à l’inverse, cette accession à la science moyennant la politisation de la conscience exprimée par Hegel dès 1803 dans la Première philosophie de l’esprit d’Iéna :


11 / « Tel est le but, la réalité absolue de la conscience en laquelle il nous faut élever son concept. C’est la totalité que la conscience a en tant qu’elle est l’esprit d’un peuple - cet esprit d’un peuple existe d’une manière absolue. »

12 / La préface de la Phénoménologie de l’esprit, considérée à juste titre par tous les exégètes, comme un véritable protocole de rupture à partir duquel le philosophe prend conscience de son originalité, se ramène bien souvent à un procès du romantisme et plus précisément de cet aspect du romantisme allemand selon lequel le royaume de l’art se devait d’annexer à son profit, non seulement le champ du connaître, mais aussi celui de l’action collective ; de Novalis, auteur de L’Europe ou la Chrétienté,

qui déclare dans une formule célèbre « la poésie est le véritable réel absolu », jusqu’à Schiller qui confie à l’art l’éducation morale de l’homme ; du Premier programme systématique de l’idéalisme allemand

à la monarchie prussienne invitant le vieux Schelling à Berlin, dès la mort de Hegel, escomptant de son mysticisme poétique qu’il vienne exorciser la charge « jacobine » de ce dernier, les exemples foisonnent, susceptibles de faire comprendre l’enjeu concret de ce que peut représenter alors, et en Allemagne, la réévaluation de l’entendement qu’ose risquer Hegel dans ce texte qui semble condenser les enjeux de notre propos :

13 / « La beauté sans force hait l’entendement parce que l’entendement attend d’elle ce qu’elle n’est pas en mesure d’accomplir ; ce n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort et se maintient dans la mort même qui est la vraie vie de l’esprit. L’esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement (...) L’esprit est cette puissance seulement en sachant regarder le négatif en face et en sachant séjourner près de lui. Ce séjour est le pouvoir magique qui convertit le négatif en être. » 4


14 / Et de fait, si en ce moment médiateur

par excellence dans le parcours hégélien, celui de la Phénoménologie, le système émerge bien enfin « tel qu’en lui-même » sur ce fond de drame c’est parce que le philosophe vient de franchir (non sans traces ; cf. infra) l’ultime et périlleux obstacle qui le séparait encore du « savoir absolu » au sortir d’une crise sévère, qui atteint son paroxysme dans « la malheureuse Francfort » au moment où comme il le signale à Windischmann, dans une lettre emblématique, il y vit une « crise d’hypocondrie jusqu’à l’épuisement de (s) es forces ».

15 / On connaît la formule énigmatique par laquelle Hegel, dans cette même lettre, exprime le stade extrême de cette Saison en enfer : « le point nocturne de la contradiction ».


16 / Pour le survivant de Francfort, les avancées conceptuelles décisives opérées dans les essais, achevés ou non, de la période d’Iéna sont les premiers fruits de cette vita nuova ; ce « séjour magique, qui convertit le négatif en être ». La plus novatrice de ces percées nous ramène au mitan de notre propos. C’est bien le cas de le dire puisqu’elle concerne la catégorie du Mitte : le moyen terme. Formellement, dans son énonciation immédiate, la notion n’a rien de nouveau pour le philosophe sinon que, depuis ses débuts, elle n’a cessé de monter au zénith de sa réflexion

, jusqu’à remplir, sous sa désignation définitive de Vermittlung, le rôle d’une métonymie pour l’ensemble du système, lorsque ce dernier se verra spécifié comme « philosophie de la médiation ». Dès les premiers travaux théologiques de Tübingen, il ne cesse d’en retourner le contenu dans tous les sens. Il lui a fait franchir bien des étapes ; de son moment le plus faiblement abstrait, celui de la copule syllogistique, à cet acquis décisif arraché de haute lutte à Iéna, qui voit, pour la toute première fois dans l’histoire philosophique, « l’outil », soit la force productive matérielle, élevée à la dignité de « puissance de l’esprit » !

« Le désir, dans son acte d’anéantir, ne parvient pas à obtenir sa propre satisfaction ; et l’être-objectif, dans la mesure même où Il est anéanti continue cependant à subsister. Le travail est cette conscience pratique en tant qu’elle est la relation des êtres universels et l’être-un des deux extrêmes. Le travail doit être, de même, le moyen terme en lequel les deux extrêmes se rapportent comme opposés et en lequel ils subsistent en tant qu’ils sont séparés et par quoi l’acte-de-travailler comme tel a son existence permanente, quasiment celle d’une chose. L’instrument est le moyen terme existant rationnel, l’universalité existante du processus pratique. Il apparaît du côté de ce qui est actif face à ce qui est passif ; il est lui-même passif en le considérant du côté du travailleur et actif vis-à-vis de l’objet-travaillé. Il est ce en quoi le travail a sa permanence. Il est la seule chose qui reste du travailleur et de l’objet-travaillé ainsi que ce en quoi leur être-contingent se perpétue. Il se transmet dans les traditions. » 5


18 / Cette page nous amène à une situation inverse de la grande rupture évoquée plus haut dans la célèbre préface, tant au niveau du contenu qu’à celui du ton.


19 / À la place de la relation binaire précédente, celle de « la beauté sans force » et de « l’entendement », se déploie ici le schéma ternaire dialectique complet : l’outil y apparaît comme le troisième moment 6, le tertium quid (cf. infra) ; le moment spéculatif ou rationnel. Il est la négation de la négation, en l’occurrence, de cette première négation qu’est la nature 7.

Ainsi cet « existant rationnel » surgit et demeure, aussi longtemps que l’histoire qu’il produit, à titre de légitime défense de l’esprit.

20 / L’« entendement », en cessant d’attendre l’impossible (ce que la beauté « n’est pas en mesure d’accomplir »), est devenu la raison ; cette « rose dans la croix de la souffrance présente » 8. Hegel qualifie de fait le moyen terme utile, en tous cas outillé (ou l’outil médiateur), d’« existant rationnel », ou encore comme « l’universalité existante du processus pratique » ; aucun post-kantien n’ignore que la raison est justement la faculté qui légifère dans l’ordre « pratique ». Mais loin de relever du « supra sensible », comme c’est encore le cas dans la pensée critique, la (ruse de la) raison supprime bien ici la nature mais certainement pas la matière : la fleur artificielle n’est pas moins matérielle que sa sœur des champs !

21 / À la solennité funèbre de « l’absolu déchirement » sur fond de laquelle se déroulait la scène de rupture entre « la puissance absolue » de l’entendement et l’esthétique de l’impuissance, narcissique, s’il en fut jamais, succède, à présent, jaillissant du labyrinthe dont il se libère enfin, un chant de triomphe ; celui de Dédale, l’ingénieur, l’esclave avisé de Minos, l’homme de la ruse 9, le moyen terme accompli, entre les extrêmes du bas (la servitude) et, plus haut, trop haut, la chimère icarienne de la maîtrise absolue, fut-elle politique, poétique ou érotique 10, celle-là même contre laquelle Hölderlin met en garde à sa manière inégalée en proclamant qu’« on peut aussi bien tomber vers le haut que vers le bas ».

22 / Ces lignes de 1803 ont une pertinence marxienne, qu’on ne trouve pas... chez le jeune Marx ;

loin que la sagacité inégalée de ce dernier comme lecteur soit ici prise en défaut, c’est plutôt la totale indisponibilité, dont il pâtit avec toute sa génération, des textes pré-phénoménologiques de Hegel, qui, pour un temps (le temps de s’en délivrer grâce à « la critique rongeuse des souris ») l’a livré sans défense à la régression anarcho-écologiste pré-kantienne, du très naturaliste et néo-romantique Feuerbach 11.

23 / Marx, ne devient par la suite, et progressivement, lui-même qu’en dénonçant cette religion inversée de la Nature, ce déni d’héritage qui, comme l’écologisme contemporain 12, va jusqu’à nous dépouiller de ce qu’il juge irremplaçable dans la restitution hégélienne de ce legs : la dialectique, le sujet actif de la Tätigkeit, lequel n’est jamais autant « sujet » que lorsqu’il consent à « renoncer aux incursions personnelles dans le rythme immanent du concept », se déployant comme « procès sans sujet »,

à même d’opérer alors la déconstruction positive de l’idéologie (du « représenté ») 13.

24 / C’est précisément l’intellection de cette médiation réelle effectuée par Hegel à Iéna, médiation octroyée par la découverte de cette « force matérielle productive » (qui manquait encore à la seule « puissance » de l’entendement) et le fait de s’élever ainsi à la détermination en première instance de la Praxis, qui libère à jamais l’entendement de l’hypnose où l’avait plongé l’« attente » de la kraftlose Schônheit.


25 / Dès lors les phases respectivement esthétiques et politiques du philosophe que l’entendement « unilatéral », dans son impuissance à fonder rationnellement le passage de l’une à l’autre, maintenait sous le statut de l’antinomie et de la contingence, se manifestent plutôt comme les moments d’un processus dialectique, dont la rupture d’Iéna, soit, les textes qui l’expriment, serait le moyen terme ; pour autant du moins, que la contingence soit exclue de ce salto mortale, ce qui ne se produit pas tant que l’on attribue la volte-face de Hegel à l’insidieuse entropie d’une « sclérose progressive », une déception devant « l’évolution de la conjoncture politique », voire à son « tempérament ».

26 / Il peut certes arriver que vouloir à tout prix assigner une nécessité dans un processus, soit le fruit d’un dogmatisme, auquel il faille encore préférer l’impuissance du sceptique, et nous n’oserions formuler l’hypothèse d’un continuum dialectique dans les attitudes en apparence opposées du philosophe » face à la poésie et/ou à la « prose du monde », si, par-delà les avatars traversés par le « System », de sa première à sa dernière mouture, une écoute attentive n’en venait à nous faire percevoir, à titre d’indice, une insistance des plus signifiantes, de la part de cette invariance, à se faire entendre.


27 / Il s’agit des « exemples » qui surgissent sous la plume de Hegel lorsqu’il incarne une contradiction politique dans une figure esthétique : c’est toujours en effet dans le cadre de la tragédie grecque et plus précisément dans celui de l’Antigone de Sophocle, que la réflexion hégélienne sur l’art et/ou la cité, ne cesse de puiser matière à développement ; on peut affirmer sans risque, qu’au moins en ce qui concerne le besoin de se référer à cette œuvre, Hegel ne s’est jamais renié.


28 / Il l’a traduite dès le lycée de Stuttgart ; elle tient une place centrale dans la référence commune de Hölderlin et de son ami, au paradis perdu poétique et politique que la Grèce représente alors à leurs yeux ;

c’est toujours le cycle des Labdacide

qui constitue l’élément (Mittel) dans lequel baignent les développements les plus suggestifs de ce que la Phénoménologie de l’esprit envisage selon les aspects relativement politiques et esthétiques de « l’esprit grec », à savoir les chapitres du « monde éthique » et de la « religion esthétique » ; dans les Leçons de Berlin ; c’est encore à propos de la fille d’Œdipe que Hegel laisse échapper cette envolée où l’orgueil le cède d’une manière significative à l’admiration dans le partage :


29 / « De tous les chefs-d’œuvre de l’antiquité et du monde moderne (je les connais tous, et chacun peut et doit les connaître), Antigone me parait le plus parfait, le plus apaisant. »


30 / Dans les Principes de la philosophie du droit enfin, ce même drame se voit désigné comme « l’opposition éthique suprême et par conséquent, la plus hautement tragique ».


31 / En tant qu’il dénote une prédilection manifeste, cet « exemple » montre assez qu’à la différence de ce qui définit ce terme dans l’usage courant, il ne remplit pas une simple fonction d’illustration de la pensée ; en s’imposant de lui-même, à partir de contextes si divers sur une si longue durée, avec l’insistance d’un « leitmotiv », il prend plutôt l’allure de ce que nous essayerons d’envisager comme un symptôme,

celui d’une fascination produite par la fonction on ne peut plus ambivalente de la figure féminine au sein de toute représentation du politique, telle que l’illustre cette formule par laquelle il résume en un condensé saisissant son rôle tant esthétique que politique : « Cette féminité, éternelle ironie de la communauté. »


32 / Le fait que cette « ironie » qui, ainsi, menace déjà le politique, intervienne en outre, et plus précisément, comme moment liquidateur de l’esthétique en général,

et, en particulier, de chacun des cycles qui l’articulent, achève de nous convaincre, de la manière la plus troublante, que cette irruption de la féminité au cœur d’une recherche sur les articulations fondamentales d’un philosophe chichement associé à la bagatelle, relève peu de la complaisance pour les marges du système ; elle vient, tout au contraire de cette frivolité, se placer, de la manière la plus inattendue, imprévisible, comme une loutre qui s’ébroue, au barycentre le plus « sérieux » de nôtre polarité initiale.


33 / Ce ne serait pas le moindre paradoxe qu’une démarche philosophique où la traque de tout réside représentatif susceptible d’obérer « l’effort tendu de la conception », envahit jusqu’à ces fleurons de l’esprit absolu que sont l’art, et même, la religion, n’ait jamais cessé d’être la proie subjuguée (mais rusée) d’une persona (masque de théâtre) en représentation.


34 / Pourtant, en ouvrant ces pistes au premier abord hasardeuses, il ne s’agit point, sous l’effet d’un confusionnisme

plus ou moins délibéré, d’obscurcir ce que François Châtelet, pour l’éloigner de nous, désigne comme « l’éblouissante clarté hégélienne », mais d’un autre coté, on a assez reproché au système justement cette « transparence », son caractère « épiphanique », pour qu’il puisse être utile d’envisager les ténèbres de son « devenir » afin d’appréhender d’une manière plus concrète — et donc plus vraie — la clarté du « résultat ».

35 / Si, eu égard à notre propos, ce résultat c’est le « System » final, en lequel l’art n’est plus qu’un antépénultième moment de l’« esprit absolu », le fait que ce résultat soit l’aboutissement d’un processus dont la phase initiale, celle de l’esthétisme absolu (de Tübingen à Francfort) était plutôt le contraire de cette limitation, indique assez bien le caractère dialectique du parcours.


36 / Ce dernier nous apparaît dès lors comme un syllogisme dont les extrêmes seraient l’esthétisme absolu du romantisme initial et, au pôle opposé, « cette riche articulation du monde intime qu’est l’État ». La récurrence quasi obsessionnelle de la figure d’Antigone, de Tübingen à Berlin, nous conduit à formuler l’hypothèse selon laquelle c’est dans les développements conceptuels consacrés par le philosophe à cette figure qu’il nous faut tenter de reconnaître le moyen terme de ce grand écart syllogistique.


37 / On peut voir l’amorce d’une confirmation de cette présomption dans le fait que cette exhaustion conceptuelle du conflit tragique nous ne le trouvons nulle part ailleurs que dans la Phénoménologie de l’esprit, œuvre médiatrice entre toutes. L’on pourra certes objecter, du côté des études hégéliennes surtout, que c’est là accorder beaucoup de crédit à ce qui n’est après tout qu’une représentation et non un concept, une forme et non un contenu posé comme « essentiel » ; mais Hegel lui-même, plus soucieux qu’aucun structuraliste de rester suspendu à l’écoute du signifiant, réfute à l’avance toute « injection de sens » lorsqu’il précise sans équivoque :


38 / « C’est précisément parce que la forme est aussi essentielle à l’essence que celle-ci l’est à elle-même que l’essence n’est pas concevable seulement comme essence, mais aussi bien comme forme, et dans toute la richesse de la forme développée. »


39 / De la même façon d’aucuns pourront à bon droit s’étonner de ce privilège exorbitant accordé ainsi à l’ouvrage de 1807 : les Leçons de Berlin semblent de fait constituer depuis près de deux siècles la référence ès qualités de l’abondante bibliographie appliquée à commenter, discuter ou, le plus souvent, réfuter la pensée esthétique du philosophe. Au sein de cette glose foisonnante les auteurs ont certes tout loisir d’éclairer le message des cours de 1820 par la convocation de tel ou tel texte antérieurs mais c’est toujours pour revenir au bercail berlinois et à ses « bien connus » découpages. Ils n’ont pas coutume, en recentrant la problématique esthétique sur la Phénoménologie, de troquer les trois volumes monumentaux des Leçons contre ces seuls chapitres, certes on ne peut plus denses du « monde éthique » et de « la religion esthétique » estimant sans doute, non sans quelque raison, que « ce qui peut le plus peut le moins ».


40 / Mais, outre que ces considérations quantitatives sont peu convaincantes, elles relèvent d’une confusion jamais dissipée depuis, par les exégètes, entre l’esthétique comme partie de la philosophie dans l’enseignement final du système, et, à l’inverse, le Tout de cette philosophie désigné par Hegel lui-même comme « esthétique » au moment où, dès 1805, à Iéna elle vient tout justement d’accéder à sa configuration quasi-définitive, précisément comme système ! Deux ans avant la publication de la Phénoménologie, rédigeant un projet de lettre à Voss dont Il escompte un appui pour l’obtention d’une chaire à Heidelberg, il précise en effet de la sorte les grandes lignes de l’enseignement qu’il y compte délivrer :


41 / « S’il me faut parler de ce que je pourrais réaliser dans cette science, après les premiers débuts (qu’un juge équitable ne devrait pas considérer seulement pour ce qu’ils sont — de premiers essais — mais qu’il devrait aussi examiner pour voir s’ils contiennent un germe capable de produire quelque chose d’achevé), je n’ai rien publié depuis trois ans. J’ai fait des cours sur l’ensemble de la science philosophique — philosophie spéculative, philosophie de la nature, philosophie de l’esprit, droit naturel ; et je souhaiterais en outre m’occuper d’une branche de la philosophie qui ne fût pas représentée à Heidelberg, enseigner l’esthétique sous la forme d’un cours de littérature — projet que j’ai depuis longtemps caressé et que je réaliserais d’autant plus volontiers que j’espère avoir le bonheur de pouvoir compter sur votre appui. J’exposerais ce travail en automne sous la forme d’un système de la philosophie ; j’espère pouvoir ainsi montrer que je n’ai rien à voir avec cette erreur du formalisme, qui cultive à présent l’ignorance à l’aide d’une terminologie derrière laquelle elle se dissimule et brille aux yeux des ignorants 14. »


42 / Cet aspect « poïétique » de l’ouvrage a certes été perçu dès les débuts des études hégéliennes ; mais, outre que ce soit plutôt que celle du drame, la référence au roman (et même à fort juste titre du Bildungsroman) qui a été retenue et, sans doute pour ne pas embrouiller encore la réception d’une pensée singulièrement difficile, n’a-t-on voulu voir dans cette coloration littéraire qu’un artifice pédagogique (« élever la conscience commune à la conscience philosophique »).


43 / La parole hégélienne, au premier chef celle qui exprime dans la Phénoménologie, sur le mode de la rupture, le moment de son moyen terme, nous signifie pourtant très précisément le genre poétique de l’ouvrage au moment de nous livrer son — inusité — mode d’emploi : dans l’introduction, l’auteur condense les éléments basiques des arts du spectacle comme on ne l’avait plus fait depuis la caverne de Platon, les comédies de Shakespeare ou L’illusion comique.

Le philosophe nous y enjoint de participer au drame (tragique, comique ou tragi-comique) de la conscience au titre de « ce qui est pour nous ou en soi » : de même que nous voyons la peau de banane sur laquelle Chariot va poser le pied, sans que ce savoir soit « pour lui » :

44 / « De sorte que quand la conscience s’examine pour elle-même il ne nous reste plus qu’à voir ce qui se passe (...) mais cette nécessité même ou la naissance du nouvel objet qui se présente à la conscience sans qu’elle sache comment il lui vient, est ce qui pour nous se passe pour ainsi dire derrière son dos. Dans ce moment Il se produit un être en soi qui est pour nous mais qui n’est pas pour la conscience (...) »


45 / Ainsi lorsque nous serons amenés à appréhender la conscience dans la figure du héros tragique il ne faudra pas oublier que son théâtre (grec) n’est qu’un cas particulier du théâtre phénoménologique en général : le genre de l’ouvrage est bien le « théâtre dans le théâtre ». Nous n’y quittons jamais le champ esthétique, singulièrement dramatique, de la représentation. Le procès hégélien de la représentation ne nous prescrit nulle part, ni jamais cette chimère de nous faire pure pensée, aveugles à toute image

- « l’essence ne se laisse pas concevoir seulement comme essence ». Il s’agit plutôt d’être on ne peut plus attentif au représenté comme un tout 15

mais le pire des contresens consiste ici à comprendre la totalité hégélienne comme le fait la représentation commune, comme une spatialité impliquant la simultanéité de ses parties ; la notion de moment d’un devenir est aussi peu réductible à celle de « partie » qu’un fleuve à l’un de ses méandres. C’est l’assomption de cette temporalité qui, seule, permet à la représentation de s’élever au concept ; et si c’est le pur mouvement de ce dernier que déploie la Science de la logique, loin que cette rationalité soit séparable de toute phénoménalité, c’est plutôt la réflexion par elle-même sur elle-même de cette phénoménalité, qui octroie l’élément du savoir ; et ceux qui reconnaissent là les énoncés « basiques » de Hegel (oubliant du même coup que pour lui c’est plutôt les détails qui énoncent la vérité de leur fondement), doivent prendre garde au statut nécessairement dramatique de cette « réflexion » : la métaphore optique qui gouverne cette dernière, est là pour nous rappeler que toute réflexion — ou spéculation rationnelle — implique l’inversion du contenu réfléchi (implication « ignorée » de tout usage empiriste du concept de « reflet »). C’est bien ce retournement fatal que redoute la « belle âme » lorsqu’elle « recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction » loin que cet effroi narcissique soit le fait du (véritable) poète, c’est plutôt celui de l’esthète, du discours « poématique » sur le poète ; car ce dernier échappe, au contraire à cette assignation au « moi dans son aridité » dès qu’il s’exclame « Je est un autre » ; et c’est ainsi que Novalis, pourtant figure emblématique de la « belle âme », n’a jamais été si proche de Hegel que lorsqu’il déclare : « L’acte philosophique par excellence est le meurtre de soi. »


46 / C’est bien à ce stade de la médiation, ce moment « pivotal » de la réflexion retournante (comme on retourne le poulpe ou le gant),

que la dialectique hégélienne rejoint le statut, ternaire lui aussi, de la symbolique freudienne : si « le rêve est la voie royale pour l’étude de l’inconscient » — comme la passivité feinte et attentive à laquelle Hegel enjoint les lecteurs de la Phénoménologie de l’esprit est la voie royalement démocratique d’accès au « savoir absolu » — c’est en ce qu’il participe, justement, de cette logique du drame, celle, d’abord, de l’identification - et c’est la « compassion », dans la Poétique d’Aristote

- voilant et dévoilant la menace de l’insoutenable inversion — et c’est alors la « terreur » — le moyen terme du philosophe est ce tertium quid par lequel Freud nous fait mesurer l’abîme qui sépare la simple comparaison du symbole.

47 / Sauf amalgame irrecevable, ce statut ternaire du signifiant ne saurait masquer leur plus décisive différence, dont le refoulement joue un rôle si peu négligeable dans le malheur de l’intellectuel contemporain piégé par la guerre froide : la « découverte » de l’inconscient psychique par Freud ne va pas jusqu’à reconnaître, à son tour, la surdétermination par l’inconscient historique, laquelle sur (sous ?) — détermine le « champ psy » 16 : la praxis produit l’ordre symbolique.


48 / C’est pourquoi notre questionnement initial sur l’intrication mutuelle du poétique et du politique dans le système, a peu de chance d’obtenir une réponse dès qu’elle s’éloigne de « la chose même », soit, en matière d’art, lorsqu’elle troque pour les abstractions du moment, ce qui fait « toute la richesse de la forme développée » ; à commencer par celle qui est à l’œuvre entre les personnages de la beauté et de l’entendement, produits par Hegel dans sa préface ; nous sommes, de fait, tellement familiarisés, avec ces généralités que nous avons peine à rester attentifs au jeu de scène et aux textes confiés par le philosophe, à leur duo. Aussi est-il temps de revenir à la « richesse » de cette dialectique phénoménale.


49 / Nous avons pu mesurer la prégnance du modèle dramatique, lorsque, au moment précis où — est-ce un hasard ? - la rupture avec l’esthétisme absolu de « la belle âme », l’amène à préciser le rôle décisif joué ici par l’entendement, Hegel produit ce dernier en le mettant en scène face à la « beauté sans force ».

50 / Le ton tragique, d’aucuns disent « pan-tragique », qui ne cesse de s’amplifier dans ces pages, jusqu’à « l’absolu déchirement », a retenu l’attention des exégètes, troublés par la résonance christologique de cette séquence souvent citée. Pourtant, ce trouble ne peut rien contre l’aveuglante clarté du contenu modalisé par Hegel dans ce véritable sketch.


51 / Nous y reconnaissons de plus en plus une scène, sinon primitive, du moins exemplaire de la polarité qui nous occupe, en ce qu’elle médiatise esthétique et politique, dans le temps le plus resserré qui soit, celui du drame et des moments qui s’y affrontent, par un saisissant retour sur image doublé d’un arrêt.

52 / Il s’agit d’abord d’un retour au sens traumatique du terme : comme ces traumatisés de guerre soumis à la pénible compulsion de revivre incessamment les circonstances de leur traumatisme (au point d’avoir mis Freud sur la piste de la pulsion de répétition) :


53 / E come quei che con lena affannata
uscito fuor del pelago a la riva
si volge a I’acqua perigliosa e guata 17


54 / L’auteur nous fait revivre en effet, au présent de l’indicatif, l’ultime scène ayant précédé la décision phénoménologique. Notre paire initiale, « esthétique/politique », n’y est pas encore configurée dans la synchronie (spatialisante 18) du « System ». La scène revisite plutôt, antérieur à cette paire, un couple sexué [19] ; couple scéniquement central, antagonique et disjoint (il est question de « haine ») ; à l’arrière-plan de nos deux protagonistes, un second couple, « la mort » et « l’esprit », conjoints cette fois, semblent, comme « la ruse », « se retenir d’agir », la mort laissant la kraftlose Schônheit reculer vers son impasse mortellement narcissique ; et apparaissant ici comme la seule médiation encore à même de jeter un trait d’union entre les extrêmes passablement éprouvés de notre couple central : c’est elle qui dynamise, telle « l’immobile lui-même moteur » la scène, selon qu’elle provoque le « recul d’horreur » de la beauté, ou qu’elle irradie l’entendement de ce « soleil noir », à la lumière de laquelle se reconnaît « la vraie vie de l’esprit ».


55 / Le couple central répète une scène de rupture et/ou d’adieu ; aussi peu respirable que celle de Bérénice.

Mais, sans même parler de l’éros généreux de cette dernière, l’élément féminin du couple mis en scène par Hegel est bien loin d’incarner l’ethos généreux, la virtù, soit la force

qui soutient le pathos commun aux héroïnes favorites de l’esthétique hégélienne (voir ci-après la figure d’Antigone et celle de la « fille aux fruits ») cette beauté-là, au contraire, est « sans force » ; cette détermination négative nous interdit de la confondre avec le moment éthique de la féminité en général,

et encore moins le moment esthétique de « la beauté » en général. C’est un moment particulier de celle-ci, la « belle âme » qui s’incarne ici (le champ lexical de cette séquence anticipe quasiment mot pour mot sur celui du chapitre éponyme). Ce pas décisif, dans la scène véritablement matricielle qui nous occupe, l’entendement qui fait face à (la « haine » de la) « beauté », semble résolu à le franchir incessamment ; mais c’est au moment de le faire que Hegel lui impose, le temps d’un arrêt sur image, cette fois, une dernière hésitation. « L’entendement attend » : le ton troublant de ces pages, au cœur de la célébrissime préface n’obère pas la clarté du message ; Hegel rend ici un dernier hommage non pas à la beauté en général (son intérêt pour la chose esthétique ne cesse de croître jusqu’à Berlin) mais à cette Beauté à ce point séduisante, qu’à l’instar de sa génération, il l’avait si longtemps investie comme un déjà là immédiat (sans la ruse, ce détour médiatisant qu’est la praxis), de l’unité conciliant toutes les oppositions.


56 / Il est vrai que l’on ne peut plus sérieux et austère « système du savoir » sitôt qu’il aborde notre sujet, en articulant les sphères de l’esthétique et du politique, et dans les « temps forts » de cette réflexion, semble hanté par le va-et-vient de bien troublantes figures féminines.


57 / Trois d’entre elles nous semblent singulièrement précieuses pour médiatiser in concreto ce rapport de la beauté à la cité.


58 / Nous pouvons laisser la première de côté : il s’agit de la « beauté sans force » que nous commençons à connaître. Nous pouvons nous en éloigner avant que la « haine » qui l’anime ne lui fasse entonner, à la face de l’entendement — qui n’est pas encore le Sarastro de la raison — les glapissements rageurs et merveilleux, de la reine de la nuit. Mais, grâce à l’outil, nous la pouvons à présent dépasser, comme, seul, Ulysse avait pu dépasser les sirènes soit, Aufhebung oblige, en conserver le meilleur : le récit ; « The rest is silence. »


59 / Car pour assurer cette Odyssée de la conscience qu’est la Phénoménologie de l’esprit

au moment d’affronter ce péril suprême que fut la beauté pour les plus héroïques poètes de ce temps-là, il fallait exercer la ruse

de l’Ulysse moderne, à jamais illustré par Kafka dans Le Silence des sirènes :

60 / Les sirènes disparurent devant sa fermeté et c’est précisément lorsqu’il fut le plus près d’elles qu’il ignora leur existence. Mais elles plus belles que jamais, s’étirèrent, tournèrent sur elles-mêmes, laissèrent leur terrifiante chevelure flotter librement au vent et leurs griffes se détendirent sur le roc. Elles ne désiraient plus séduire, elles ne voulaient plus retenir que les grands yeux d’Ulysse. Si les sirènes avaient eu une conscience, elles se fussent alors anéanties. Mais, telles qu’elles étaient, elles restèrent. Seul Ulysse leur a échappé (...) Il est possible — encore que l’intelligence humaine ne puisse le concevoir — qu’il ait réellement remarqué que les sirènes se taisaient et qu’il n’ait usé de la feinte décrite ci-dessus que pour leur opposer, à elles et aux dieux, une espèce de bouclier. 20

61 / À l’opposé de cette beauté moderne, « romantique » et musicale - sur le seul mode lyrique jusqu’à la synthèse effectuée bien plus tard dans le « drame lyrique » wagnérien

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