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Que faire ?

Dominique Pagani : « Ce qui menace les sociétés, ce sont les hommes et femmes bénéficiaires de l’exploitation des autres »

PAR LE 20 MAI 2016


Dominique Pagani est un musicologue philosophe, spécialiste des pensées de Karl Marx, Hegel et Jean-Jacques Rousseau, notamment connu pour avoir été un des plus proches collaborateurs de Michel Clouscard. Il a récemment publié “Féminité et communauté chez Hegel” aux éditions Delga. Malgré des divergences, notamment sur la question écologique et la consommation, nous estimons que la pensée de Pagani gagnerait à être plus largement diffusée. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de publier cet entretien inédit.


Lorsque la discussion aborde les questions d’écologie, vous aimez vous présenter comme « l’homme le plus anti-écolo d’Europe ». Au-delà de ce qui semble être de la provocation, qu’est-ce qui vous dérange dans le mouvement écologiste actuel ?


On peut parler de provocation, au moins apéritive, si vous voulez, mais je vise plutôt à réveiller qu’à provoquer. Une petite précision pour commencer : je ne suis pas anti-écologie, je suis anti-écologiste, et la distinction est importante. Ma position est simple : je suis un ardent défenseur de l’environnement, je tiens à rassurer tous ceux qui y sont sincèrement attachés. Et d’ailleurs, entre nous soit dit, je n’ai jamais rencontré quelqu’un dont l’idéal était de vivre dans un environnement pollué, laid et dangereux. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui s’exténue à salir son chez soi, à y répandre de mauvaises odeurs ou des vapeurs nocives …jamais ! Préserver le meilleur environnement possible est une cause unanimiste. Seulement, l’environnement – et là je voudrais introduire un distinguo élémentaire au sens littéral, (au sens où cela devrait être enseigné à l’école élémentaire) – n’est pas la même chose que la nature.

Regardez l’environnement qui nous entoure ici, c’est un des plus beaux d’Europe, avec la plus belle partie des Alpes, l’alentour y est superbe. Mais qu’il y a-t-il de naturel ici ? Parler de « nature » quand on fait face à un paysage relève du cambriolage intellectuel et du déni d’exploitation de la plus-value, car cela revient à voler la mémoire de tous les immenses efforts matériels, intellectuels et même spirituels accomplis par les hommes au cours de milliers d’années, qui ont produit ce miracle du décor réel. Je vois une bien agréable piste bitumée longeant le lac, entre pelouses et forêt-galerie, des arbres plantés et espacés, je vois des bancs, je vois des gens qui parlent – le langage, ce n’est pas tombé des arbres ! Je visitais hier, en Bourgogne une chapelle romane au milieu d’un champ de blé; le tout faisait une merveille, au sens que donne à ce mot la « matière de Bretagne » comme on dit pour parler des récits arthuriens: il va de soi qu’au cas où il serait question de raser le tout pour y aménager le parking d’un centre commercial, j’y serai des premiers opposés en ami de l’environnement, certes, mais absolument pas de la nature, car la chapelle comme le champs de blé incarnent à leur manière une victoire sur la donnée immédiate, pré-humaine. Et c’est bien pourquoi ce sont des « merveilles », littéralement parlant, i.e des instances surnaturelles, d’une surnaturalité arrachée au seul champ imaginaire et incarnée dans la réalité effective de l’histoire et de la géographie par la médiation de ce que les marxistes – je pense ici à l’immense Clouscard – appellent la praxis. Cela fait des milliers d’années que l’homme s’efforce d’instaurer au sein de l’univers un lambeau d’espace-temps réellement magique, qui ne s’étend que dans la seule mesure où la nature recule : pour qu’il y ait un champ, il faut qu’il y ait une non-forêt ou un non-marécage, voire même une non-mer – pensons aux Hollandais qui n’ont pu conquérir le sol de leur existence quotidienne qu’en empiétant sur l’espace infini du chlorure de sodium ! Pour que l’homme apparaisse, il en faut des efforts, et de luttes contre la nature !

En bref, si l’écologie exprime la défense de l’environnement, je suis pour, si cela veut dire la défense de la nature, je m’y oppose comme la résistance s’oppose à la collaboration. L’environnement, je l’adore et je suis le premier à défendre tout fruit de la sueur et de l’intelligence humaine, mais cela ne vise alors pas à « protéger la nature » ni « la planète » : comment ne pas être fatigué jusqu’à la nausée de ce discours des collabo de l’ « Eêêêtre », pour parler comme les thuriféraires du plus nazi des philosophes.

Il est temps de se rappeler que la nature réelle, celle qui est l’objet de la seule physique, est plus qu’inhumaine : glaciale ou incandescente, infiniment plus remplie d’ammoniaque, de méthane ou de phosphore que de chlorophylle ! Il ne faut donc pas l’idéaliser en l’associant à je ne sais quel équilibre qu’il serait sacrilège de rompre : la notion d’« équilibre » implique qu’on arrête le curseur en un point idéal, il renvoie ainsi à une finalité, donc à un sujet, soit un contre-univers où l’on passe de celui des « quelque chose » à celui du « quelqu’un », c’est à dire non pas seulement autre chose que la nature, qui elle n’est que mécanisme, mais exactement l’inverse. Pendant des siècles on a déliré à ce sujet – je pense à Aristote quand il disait que si les corps tombent et accélèrent dans leur chute c’est qu’ils s’empressent de rejoindre leur lieu naturel, censé être « le bas », et que cela peut s’apparenter aux chevaux qui de retour à la ferme accélèrent au contact de la bonne odeur de foin venant de l’écurie prochaine: toute cette fantasmagorie (qui ne réduit nullement le prodigieux effort d’intelligibilité déployé par le plus grand disciple de Platon) a été dissipée par les lumières galliléo-cartésiennes. La nature réelle se moque de l’homme, et tout autant de l’animal, elle se moque de la vie : sans même parler des dinosaures, elle a plusieurs fois liquidé et presque anéanti la quasi-totalité des espèces vivantes. La vie d’ailleurs, en trouvez-vous beaucoup dans l’univers ? Bon, pour rester raisonnable, il est fort probable qu’il y ait de la vie ailleurs pour des raisons purement statistiques procédant de la loi des grands nombres, mais pour l’instant la seule que nous connaissons, c’est ici. Donc cette identification par cascade de syllogismes fallacieux entre le vert, le bio, la nature, – tous ces éléments n’ont rien à voir entre eux – relève du délire collectif ! Le vert dans l’univers, cherchez-le, sur Mars par exemple : y en a-t-il ? Sur la Lune, y en a-t-il ? L’univers n’est pas vert !

On retrouve souvent chez les écolos ce même genre de raisonnements fantasmatiques, par rapport au réchauffement climatique par exemple. Le climat se réchauffe : et alors ? Lorsque les Vikings sont arrivés, les premiers, au Groenland, ils l’ont appelé « Terre verte », et il y faisait beaucoup plus chaud qu’aujourd’hui. C’est le fameux pic de chaleur entre le IXème et le XIIIème siècle, avant la petite glaciation du XVIIème au XVIIIème siècle. Il faut comprendre qu’il n’y a pas de température idéale dans l’Etre – pour parler comme les philosophes –, tout comme il n’y pas d’équilibre dans l’univers, sinon à titre métaphorique.


Le mouvement écologiste serait-il donc un antihumanisme ?


Oui, on ne peut plus. Et je suis inquiet de voir des millions d’enfants (sans même parler des ados), quelque peu sans défenses, confrontés à l’idéologie dominante martelée dans les médias jusqu’au moindre documentaire animalier: ils acquièrent une haine de l’homme et un amour de la nature avec tout ce qu’ils entendent, ce qu’ils voient. Regardez l’autre avec ses ULM sur le Kilimandjaro, Nicolas Hulot, sympathique garçon au demeurant, dont j’apprécie du reste les « belles images » souillées par les fastidieuses contre-vérités qui les commentent : « Et voici des peuples qui ont su vivre en harmonie avec la nature » : et là il nous montre trois Maasaï à qui il a donné trois sous juste avant pour qu’ils récitent la vulgate obligée, alors que chacun des trois ne rêve que d’une télévision diffusant ce miracle pluri quotidien du bulletin météo – les Maasaï sont des éleveurs en quête perpétuelle de pâturages – voire d’une simple radio transistor pour suivre les match de foot !


Nous vivons dans un climat ambiant de divinisation de la nature, alors même que ce n’est qu’en s’extirpant de la nature que l’homme acquiert la liberté. Pensez à la conclusion du Faust de Goethe – 40 ans de réflexion entre le premier Faust et le dernier ! – : cette dernière scène du second Faust où il est en Hollande, aveugle, sur le point de mourir, le Diable n’a toujours pas réussi à avoir son âme, parce que l’homme, animal inquiet, est toujours insatisfait, et il entend dire qu’on en est en train de construire une digue ; du même coup il réalise que le Diable a perdu la partie dès l’instant qu’apparaît la possibilité, octroyée par la seule praxis (pour parler comme Marx), de « vivre libre sur une terre libre ». C’est ici la conclusion de Goethe : « Vivre libre sur une terre libre » qui, par le travail de chacun, s’est libérée de ses contraintes. Comme le dit Rousseau, si « l’impulsion du seul appétit », terme qui connote les instincts, et donc la nature, « est esclavage, l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Et le mot le plus important de cette phrase c’est le « s’». C’est la loi qu’on s’est prescrite et non pas la loi qu’on m’a prescrite, qu’un tyran, qu’un pouvoir illégitime m’a prescrit par la force. Donc c’est une des premières choses : en tant qu’homme, j’ai une valeur de liberté qui vaut ce qu’elle vaut, on peut la discuter, mais quand j’étudie la nature, grâce à Galilée d’abord, puis à Newton, Einstein et d’autres encore, je vois de moins en moins de liberté et de plus en plus de nécessités. Je vois des lois, implacables, qui ne souffrent d’aucune exception: la lune n’a pas d’autre trajectoire possible que de tourner autour de la Terre, sans la moindre chance, histoire de se changer les idées, de tourner autour de Saturne !

« Nous vivons dans un climat ambiant de divinisation de la nature, alors même que ce n’est qu’en s’extirpant de la nature que l’homme acquiert la liberté. »

Ce sont des choses qu’il faut avoir à l’esprit, sinon on va à la barbarie, comme on nous y pousse actuellement. La philosophie contemporaine, celle des vainqueurs de la guerre froide, est un acharnement contre ce triangle dont les 3 sommets sont l’homme, l’universel et le progrès. Je cite Foucault : « L’homme est une créature récente et heureusement appelée à disparaître bientôt ». Dans les documentaires dont je parlais et que les gamins regardent, on ne fait que leur dire que l’homme est méchant : « regardez ces paradis que nous avons gâchés » : ce n’est qu’un prêche d’anti-humanisme, de divinisation de la nature et de diabolisation de l’homme.

Il ne faut pas oublier que la première réserve naturelle organisée en Europe est créée en Thuringe, ce (magnifique) « coeur vert de l’Allemagne » comme on la qualifiait sous le IIIème Reich. Et Wagner, cet antisémite forcené (même si sa musique atteint de tels sommets que la santé psychique de Nietzsche s’est implosée en la fréquentant), était membre d’une organisation végétarienne et militait passionnément contre la vivisection des animaux, tout en évoquant, parmi les premiers, l’hypothèse d’une Vernichtung des juifs… La pollution vous voyez ? Il y a ce côté-là maintenant. Bientôt on va expliquer aux Africains qu’il faut protéger les moustiques… L’une des premières causes de mortalité au monde c’est le paludisme. J’ai vu des classes décimées après la saison des pluies. Il y avait des trous dans ma classe, des gens qui étaient morts pendant les vacances. Eh bien, ce moustique qui fait aujourd’hui plus de morts que le sida, que les accidents de voiture, et qui non content d’inoculer le paludisme est le vecteur de nombreuses autres terrifiantes maladies, je vous le garantis pur bio, hyper bio, sans aucun ajout artificiel.


Vous venez d’évoquer Michel Foucault comme l’un des représentants de cet antihumanisme moderne, mais il est aussi, et vous le rappelez souvent, l’un des représentants de l’irrationalisme, avec entre autres Gilles Deleuze, Jacques Derrida et consorts. Quels dangers percevez-vous dans ces courants philosophiques ?


Je n’aime pas faire l’imprécateur, comme ceux que vous citez n’ont cessé de le faire contre les trois cibles favorites de la post-modernité : l’humanisme, le progrès et l’universel. Je ne veux donc pas les diaboliser mais simplement faire des corrélations historiques. Leur pensée apparaît au moment où le Capital reprend les choses en main, autour des années 70, entre les « Trente Glorieuses » et les « Quarante Honteuses » ; soit au moment de récupérer le terrain perdu depuis la Libération et la victoire sur le nazisme. Ne me croyez pas sur parole, faites de la mesure comme les scientifiques : prenez les deux grandes forces qui déclinent sur l’échiquier politique français à partir de 68, gaullisme et communisme, soit les 2 grandes forces contr’atlantistes, du moins celles qui pesaient le plus à droite comme à gauche. Les deux déclinent donc après Cohn-Bendit et Deleuze… comme c’est curieux ! Non pas qu’il n’y ait d’excellentes raisons d’être anti-gaulliste – j’ai moi-même toujours voté contre les pouvoirs gaullistes à l’époque – , il y a aussi, parfois, d’excellentes raisons d’être anticommuniste – religieuses, personnelles, biographiques etc… – , mais quand on est à la fois anti-gaulliste et anticommuniste, ça vous rappelle bien quelque chose, n’est-ce pas, historiquement ? Le pétainisme ! C’est curieux qu’on retrouve cette même cible à l’approche des années 70, c’est-à-dire – et c’est maintenant qu’on le voit, à la lumière crue de la crise que nous traversons : on n’a plus aucune excuse comme lors des « seventies », de ne pas le voir – au moment où commence le processus économique qui nous amène où nous en sommes, à la financiarisation de l’économie. Je ne veux pas faire le parano qui voit de la causalité partout, mais on pourrait au moins établir quelque indubitable corrélation : c’est dans les années 70, dont Mai 68 n’est qu’un prodrome, qu’apparaît l’économie financiarisée, contre l’investissement industriel, et que réapparaît le chômage de masse.


C’est au moment donc où apparaissent ces mutations décisives des années 70, où Nixon balance à la face du monde le plus grand chèque en toc de tous les temps, en découplant le dollar de l’or, où la guerre froide se retourne, où l’Union Soviétique commence à mettre un genou à terre, c’est au moment où le malheur actuel se constitue, qu’on voit surgir sur le créneau idéologique de la bataille toute une constellation de « French doctors » (car la France est le pays où l’intelligentsia marxisante, depuis la Libération, est la plus aguerrie), développant les thèmes rebattus depuis jusqu’à la nausée, depuis la plus hargneuse des contre-révolutions, celle des « néo-cons », du néo-conservatisme, remettant au goût du jour donc, et renommées en « nouvelles luttes », des contre-valeurs qu’on croyait à jamais enfouies sous les décombres du IIIème Reich ; contre-révolution revancharde (qui n’a jamais encaissé le retournement traumatique de Stalingrad ) et d’autant plus sanglante. Ne croyez pas que je vous enferme, ainsi que vos lecteurs (et moi avec), dans un simple « débat d’idées » sur fond de complotisme ; pensez plutôt aux « maoïstes » Khmers rouges, dont les premières et terrifiantes décimations, avant même de vider Phnom Penh, cette Babylone polluée, pour remplir les vertes et donc saines campagnes du delta, furent commises contre des milliers de Vietnamiens pro-soviétiques aux prises à la machine de guerre US, avec l’une des plus meurtrières batailles inscrite à l’épouvantable « livre noir » de l’anti-communisme. Ces génocidaires avaient fait leurs classes idéologiques et politiques… à Paris ! Au près des mentors de la « gauche » anti-PC, et furent diplomatiquement soutenus becs et ongles par l’ensemble des puissances atlantistes (« occidental » est un terme plus trouble), après leur défaite face aux communistes vietnamiens, au grand dam de nos mao-spontex.

« La philosophie contemporaine, celle des vainqueurs de la guerre froide, est un acharnement contre ce triangle dont les 3 sommets sont l’homme, l’universel et le progrès. »

A la Libération, à la fin de la guerre, le consensus minimal avait été « plus jamais ça », c’est-à-dire tout faire pour éradiquer la peste brune, par l’éducation notamment – et certes on a fait la guerre…mais à la peste rouge ! Pas à la peste brune : ça a été le début de « la guerre froide ». C’est le péché originel sur lequel repose le monde contemporain. On a donné la priorité à la lutte contre la peste rouge. Or, « ces nouvelles luttes », c’est justement à partir de ce retournement qu’elles commencent à opérer, et que se prépare la contre-révolution où le Capital reprend les choses en main.

Ces penseurs se sont notamment basés sur Nietzsche, mais pas le Nietzsche que j’aime, celui qui a dit – dans une œuvre qui n’est pas marginale et qui s’appelle Ainsi Parlait Zarathoustra – cette phrase magnifique : « Je suis fatigué de tous les poètes : ils troublent leurs eaux afin qu’elles semblent profondes ». Non, leur Nietzsche, celui des Onfray, des Deleuze, des Foucault et Derrida, en bref la sinistre mouture qu’en avait faite au préalable le plus nazi des bergers de l’Êêêtre, est le Nietzsche-horribile dictu! Celui qui défend l’irrationalisme, celui qui combat l’immense effort « théorico-logique » accompli de Platon à Marx, de Descartes à Kant puis Hegel, en le dénonçant comme étant un seul et même stratagème pour que la masse des bœufs que nous sommes, ne pouvant accéder qu’à la raison et non pas au génie « poématique », jettent leur filet sur les hommes d’exception : nous n’avons pas le même Nietzsche. De la même manière que je n’en veux pas à l’écologie mais bien à l’écologisme, je n’en veux pas à Nietzsche mais bien au discours nietzschéen frauduleux qui est apparu en même temps que le grand retournement de la guerre froide, c’est à dire lorsque tout est devenu instrument de combat pour abattre toute référence non seulement à Marx, mais aussi à toute idée de progrès et d’humanisme. Ce que je leur reproche c’est d’avoir participé à la reprise en main qui se préparait à ce moment-là au niveau international.

C’est à partir de cette école de pensée que s’est illustrée cette contre-révolution, école de pensée que je résume sous le syntagme de libéralisme-libertaire – que Clouscard a été le premier à formuler même s’il fait succès maintenant – syntagme important puisqu’il met en relation des choses séparées et même considérées comme complètement opposées : ou bien on est Pompidou ou bien on est Cohn-Bendit, pensait-on avant que Clouscard ne nous révèle que le rapport de celui-ci à celui-là est celui du promoteur à l’entrepreneur ! Je mets en garde contre tous ces renversements de valeurs : leur expression idéologique date de cette pépinière parisienne de bio-politiciens et autres rhizomeux, anti-platoniciens, anti-chrétiens (l’antisémitisme malin a su s’adapter), anti-cartésiens, anti hégéliens, anti-marxistes.

Pour en revenir à Faust, écoutons l’avertissement de Méphistophélès : « Si tu méprises la science et la raison, les dons les plus élevés de l’humanité, tu te donnes au diable et tu es perdu ». Ce n’est pas toujours sexy ou fun la science et la raison, mais c’est du sûr, ça réunit les hommes au lieu de les diviser. Je rappelle que les énoncés qui sont à la base de toute rationalité mathématique, les « notions premières » (définitions, axiomes, postulats etc…), Euclide les appelait des « demandes » : vous voyez l’humanisme qu’il y a derrière ce mot, je te demande de m’accorder cet axiome, ce postulat, sinon tout ce que je dis est faux. C’est magnifique, avant d’énoncer quelque chose qu’il ne faudra plus contredire on doit d’abord le soumettre à quelqu’un : c’est là qu’on voit que le rationnel et le collectif sont liés, attaquer l’un c’est attaquer l’autre, c’est attaquer le zoon politikon qu’est l’homme.


Au lieu de l’analyse de cette contre-révolution du Capital, on a vu se développer, surtout à gauche, la dénonciation de ce qui est communément appelé la « société de consommation ». Pour votre part, vous rejetez vivement ce concept, allant jusqu’à dire que s’il existait véritablement une société de consommation, ce serait le socialisme réalisé et que vous y courriez toute de suite. Que voyez-vous donc de mensonger dans ce terme ?


Vous posez des questions dangereuses, à savoir qui me font dire des choses dangereuses. Dans l’immédiat, parlons humblement : qu’est-ce que c’est que philosopher sinon réfléchir à un matériau qui ne vient pas de la philosophie ? Si on fait de la philosophie en terminale, c’est parce qu’on pense qu’en fin de cycle d’études, on a appris assez de choses en lettres, en histoire, en géographie, en sciences, pour commencer à les mettre devant le miroir qui met tout à l’envers, celui de la réflexion – donc réfléchissons pour répondre à cette question.

Je suis devant la télévision, et je vois une émission sur les « consommateurs » dans une grande surface : mais qu’est-ce que ça veut dire, finalement, les consommateurs ? Le journaliste va interroger ce que l’on appelle un « consommateur ». Il demande : « Tu fais quoi toi ? » et la personne répond « Ah, moi je sors des 3X8 à l’usine, je n’en peux plus mais je dois faire des courses avant de rentrer à la maison » – c’est un producteur le mec, pourquoi on l’appelle un consommateur ?

On interroge une 2ème personne : c’est une petite employée de la Poste, qui en a marre elle aussi, qui a quelques heures pour faire ses courses avant de se faire engueuler par son mari et ses enfants, après s’être fait engueulée par son chef de bureau et par le public qui fait la queue parce que le secteur a obtenu des suppressions de poste, public qui l’insulte toute la journée, enhardi par le consensus anti-fonctionnaire de la culture populaire. Et on traite ces gens-là de consommateurs ? C’est extraordinaire à quel point on a abandonné la dialectique. Nous sommes tous des consommateurs-producteurs, ou des producteurs-consommateurs.


Maintenant, soyons un peu plus abstraits et pensons socialement. Socialement, il y a deux grandes classes sociales dans l’humanité. Bien entendu il y en des milliers, c’est compliqué les classes sociales, d’ailleurs à la fin du manuscrit inachevé du Capital de Marx, on voit un titre en majuscules : « Les classes sociales ». Et il meurt. Il faut aussi qu’on en parle, de cette notion centrale dans le marxisme, qui a eu son en-soi, comme dirait Hegel, mais qui n’a pas eu le temps d’être développée pour-soi. Ces milliers de stratifications sociales, je les ramène à deux, comme Michel Clouscard m’a appris à le faire : depuis toujours, il y a la classe de ceux qui consomment plus qu’ils ne produisent et celle de ceux qui produisent plus qu’ils ne consomment.

Car c’est quand même un peu fort de café cette notion impératrice de « consumérisme » : soumettons-la à notre miroir réfléchissant. A partir de quand décide-t-on que je consomme « trop » ? C’est quand même une ingérence extraordinaire dans ce qu’il y a de plus souverain chez moi. Dans l’hypothèse d’une période de pénurie où il s’avère qu’il n’ y en a pas pour tout le monde, se limiter c’est très bien. J’ai vécu assez longtemps dans des pays où la pénurie était la règle, alors là le discours de la limitation est légitime. Mais en dehors de ça, à partir de quand décide-t-on que je consomme trop ? Je vais vous répondre très précisément, c’est à dire en termes quantifiables, à l’opposé du discours de la doxa : c’est à partir du moment où je consomme plus que je ne produis.

De nos jours, on nous explique que l’on devrait s’extasier d’avoir une table, de manger dans une assiette au lieu de manger par terre comme le chien, mais on ne va pas s’extasier tous les jours d’avoir une table et une assiette, vu qu’on l’a depuis des millénaires : c’est un acquis, donc ce n’est pas un luxe. Quelque chose qui était luxueux à une époque, par exemples les casseroles en aluminium qui auparavant n’étaient possédées que par des familles richissimes car c’était hors de prix, peut maintenant être disponible partout : ce qui a changé, c’est la production, la valeur économique est fonction de cette production. C’est par rapport à l’état économique de mon présent historique que je dois juger ce qui est trop et ce qui est pas assez, et non pas en référence à un passé imaginaire.

Vous savez quand on dit « Vous pourrez dire ce que vous voulez mais on a quand même un niveau de vie qui a changé, moi quand j’étais petit… » : c’est un raisonnement idiot ! Il faut évaluer un niveau de vie par rapport aux possibilités de l’économie d’aujourd’hui, soit de l’actuel potentiel de production. De la même manière que je ne vais pas faire une dépression parce que je ne peux pas aller passer mes vacances sur la planète Mars, étant donné que nous ne sommes pas en état de le faire, je ne vais pas inversement me considérer comme vivant dans la luxure parce qu’à une autre époque mon mode de vie n’aurait pas été possible pour tous.

« C’est un extraordinaire retour de la vieille culpabilisation du pêcheur par l’Eglise. »

Dès lors, je ne comprends pas qu’à peine sortons-nous des ténèbres, on nous traite déjà de « sales consommateurs cyniques ». Je fais partie d’un des pays les plus riches du monde, la France, je ne fais pas partie des plus démunis dans ce pays, ni des plus riches d’ailleurs, eh bien moi je trouve que je ne consomme pas assez. Je vais vous paraître scandaleux, sans vergogne, mais franchement je ne rentre pas dans les magasins sans regarder les prix, en achetant le haut de gamme, non, pour l’instant je n’en ai pas eu l’occasion : j’ai été cadre supérieur à une époque, je gagnais très bien ma vie, eh bien je n’ai jamais acheté de voiture cash de ma vie. Vous connaissez beaucoup de gens qui achètent des voitures cash ? Tu veux dix plaques, tiens les voilà ! Ce que je veux dire, c’est que nous ne sommes pas des consommateurs effrénés, les limites sont bien présentes. Je trouve que je ne consomme pas assez, et c’est ce « pas assez » et ce « trop » sur lesquels je voudrais attirer votre réflexion, car ce sont des jugements de valeur, ce ne sont pas des notions économiques. Remarquez que maintenant nous sommes en crise, et la seule crise qui rappelle de près ou de loin par sa gravité ce que nous vivons c’est la crise des années 30 : le parallèle est banal. Dans les années 30, un économiste avait parlé du « spectacle absurde des foules crevant de faim devant des greniers trop pleins », on jetait du café dans les locomotives pour faire augmenter les prix, on jetait du lait dans les caniveaux. Et ça veut dire quoi ? Qu’on produisait trop de lait ? Il n’y avait qu’un mot à la mode – déjà ! – à l’époque, c’était celui de « surproduction », tout comme on nous désigne à présent de « surconsommateurs », « surproduction » de céréales, de viande, de lait. Pourtant lisez Steinbeck, Les raisins de la colère, on y voit plutôt trop d’enfants qui crevaient faute de lait !

C’est un extraordinaire retour de la vieille culpabilisation du pêcheur par l’Eglise, qui lui disait « Tu te vautres dans la luxure, tu consommes trop, tu te vautres dans les délices de ce monde ». C’est grave ça quand même ! Alors non, la majorité des populations ne sont pas des consommateurs cyniques et, à mon avis, au vu du niveau de production et de technologie rendu possible aujourd’hui, je trouve plutôt qu’on descend très en-dessous de ce qu’on pourrait consommer.


Par votre profession, vous avez très souvent été confronté à la misère et à la souffrance des populations dans les pays pauvres d’Afrique, et plus particulièrement à celles des femmes. Mais pourtant, vous rejetez le féminisme occidental dominant, pourquoi ?


Toutes choses étant égales par ailleurs, rien n’est plus exploité que la femme pauvre dans un pays pauvre. Qu’est-ce que la journée d’une femme africaine dans le Sahel ? c’est une femme qui se lève au plus tard avec le jour, qui commence à faire plusieurs kilomètres à pied pour aller chercher de l’eau, puis elle enchaine d’autres kilomètres pour aller chercher le bois pour chauffer l’eau, et après elle commence à piler, et jusqu’à la fin de la journée elle va piler avec un gamin dans le dos et presque un dans chaque bras. Mais il y a eu un partage des tâches dans l’histoire, prenons l’Afrique : regardez au Niger, par exemple, mais c’est la même chose au Mali, où à partir de septembre vous savez qu’il n’y aura pas une goutte de pluie durant les six prochains mois, que font alors les hommes ? Ils descendent à 500 ou 1000 kilomètres au Sud, ce sont des migrants, ils vont au Ghana ou en Côte d’Ivoire où le climat est plus arrosé, et ils vont se vendre comme travailleurs agricoles. Alors il y a des hommes qui partent au Sud, bien loin de leur foyer, et quoi ? Il y a des féministes hystériques qui vont venir et dire au mari « T’es un salaud ! » comme s’il n’y avait pas de foyer, comme si il n’y avait pas de famille, comme si l’un était l’ennemi intime de l’autre. Il y a certes des crapules parmi ces pauvres hères de mecs, mais au-delà de cette marginalité la plupart des Africains que j’ai connus travaillent comme des fous, hommes ou femmes, pour survivre, ou pour vivre mieux, tout simplement. Les malheurs partagés d’un homme et d’une femme qui se débrouillent tous les deux comme ils peuvent pour survivre comme foyer, que ce soit sur les collines du Rwanda en plantant du thé comme sur les docks du port d’Abidjan, et dans nos sociétés aussi, sont des malheurs de pauvres avant tout. Les deux, hommes et femmes, sont exploités par un système monstrueux. Ce qui menace ces sociétés, et les nôtres aussi, ce n’est pas un clivage entre l’homme et la femme, mais d’autres hommes et femmes bénéficiaires, ceux-là, de l’exploitation des précédents.


Alors oui, je serai toujours du côté du féminisme social, lorsqu’il s’agira d’accorder à la femme les mêmes droits qu’à l’homme. Néanmoins je combats ce féminisme des (mille) plateaux médiatiques à la Fourest, celui qui ne défend pas l’émancipation de la femme pour le plus grand profit de l’humanité dans son ensemble, mais qui dans un sanglant déni des luttes de classes oppose ontologiquement les femmes aux hommes, comme si c’étaient d’abord des abstractions. Et surtout, je reproche à certaines féministes de poser le problème comme étant une querelle identitaire. Au lieu que nous soyons tous unis – « prolétaires de tous les pays unissez-vous » – contre une minorité (d’hommes et de dames !) qui ne tiendrait pas longtemps si nous étions unis, on se laisse diviser entre Hutus et Tutsis, entre hommes et femmes, entre quadras et jeunes diplômés, chiites et sunnites, homos et hétéros… la liste est aussi longue que la régression qu’elle occasionne ! Ces identités « ontologiques » sont ce qu’il y a de plus imaginaire et de plus dangereux. Dans la mythologie grecque, vous avez ainsi Procuste qui était au carrefour de plusieurs routes et attrapait les passants pour les mettre sur une table, et il fallait qu’ils fassent exactement la longueur de la table, ce qui bien sûr n’arrive jamais, les choses ne sont pas si exactes dans la réalité. Donc, quand les gens étaient trop courts, il étirait, il écartelait, et quand c’était trop long il coupait, jusqu’à ce que Thésée le mette hors d’état de nuire. C’est ça l’imaginaire quand on veut absolument le faire correspondre à la réalité. Une des rares phrases de Deleuze que je pourrais contresigner énonce que ce qu’il y a de plus dangereux c’est d’être « la proie du rêve de l’autre ». Voilà les réalités que porte la pensée identitaire.

C’est effrayant et nous sommes tous en train de réaliser cette prophétie de Clouscard : « Le capitalisme (dans sa phase finale, « libérale-libertaire », soit pré-fasciste) portera la guerre civile chez les pauvres ». Malheureusement, le féminisme dominant reprend cette guerre des identités qui est à mon avis ce qu’il y a de plus meurtrier dans le monde actuellement.


Pour terminer, que faire face à cette impasse dans laquelle semble se trouver notre monde, comment mener la lutte ?


Ce qui manque aujourd’hui le plus dans la lutte politique est le détour théorique. Lénine disait : « Sans théorie révolutionnaire pas de pratique révolutionnaire », et dans La République de Platon, qui pose justement cette question de que faire dans la cité, Socrate répond en disant qu’il faut faire un « immense détour », car il y a trop de choses qu’on ignore et qui ne sont pas claires. Et je vous remercie de m’avoir fourni l’occasion d’en éclaircir un tant soit peu quelques-unes.

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